A peine nommé à la direction du Ballet national de Marseille, le collectif composé de Marine Brutti, Jonathan Debrouwer et Arthur Harel a fait face à l’annulation des dernières représentations de son spectacle Room with a View, créé avec Rone au Théâtre du Châtelet. Depuis, il·elles inventent avec Zoom leur programme 2021 en invitant quatre chorégraphes.
Les montagnes russes
Ça a été l’année de toutes les première fois. On prend la tête d’une institution, on a enfin une troupe de danseurs pour nous accompagner dans le développement de nos écritures chorégraphiques, on écrit un spectacle moins de six mois après notre arrivée au BNM et on se retrouve en pleine crise sanitaire à la fois comme artistes et du côté de l’institution. Sans avoir eu le temps de comprendre comment ça fonctionnait et quels étaient les enjeux qu’on pouvait faire exister à travers cette structure, on était déjà dans un rapport de sauvetage. De vraies montagnes russes.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
On n’a même pas eu le temps de déployer le projet tel qu’on l’avait pensé qu’il a fallu préserver, sauver, défendre et faire entendre à quel point la danse, cet art si fragile, est importante. On s’est fédérés avec d’autres Centres chorégraphiques nationaux (CCN) pour faire front et brandir les boucliers éthiques, moraux, artistiques et conceptuels pour essayer de faire face à l’adversité, sans savoir quelle ampleur ça allait prendre. On s’est retrouvés capitaines de navire en pleine tempête alors qu’on venait à peine de prendre la mer. A force d’imaginer des simulations, on avait l’impression de vouloir faire des spectacles pendant la Prohibition !
Effondrements en série
Un des moments forts pour nous, c’était au Théâtre du Châtelet pour Room with a View, créé avec Rone, où on parlait des effondrements et, d’un seul coup, le monde s’est effondré. La fiction qu’on avait mise en scène a été rattrapée par la réalité. La salle était complète et on s’est retrouvés à jouer pour des moitiés de salle avant la fermeture totale des théâtres et l’annulation de nos trois dernières dates.
“Tempo vicino”
On a fait en sorte de mettre à l’abri toute l’institution, de garder les salaires, de mettre l’équipe en télétravail, d’honorer nos contrats avec tous nos indépendants et de les mettre en sécurité également. Puis on est rentrés en contact avec les artistes qu’on a invités pour la création 2021, Childs – Carvalho – Ninja – Doherty. Avec Lucinda Childs, on remonte Tempo vicino, une pièce qu’elle a créée pour le BNM en 2009. On avait envie de remonter une pièce du répertoire avec certains de nos répétiteurs qui avaient assisté Lucinda Childs lors de la création et qui avaient dansé la pièce. Elle est venue au BNM rencontrer les danseurs et voir Room with a View.
>> A lire aussi : “Room with a View” de Rone, avec vue sur un monde chamboulé
Ce programme réunit des chorégraphes de quatre générations avec des écritures complètement différentes : une création de Tânia Carvalho connue pour son travail infuencé par le cinéma et l’expressionnisme ; une création de Lasseindra Ninja, icône queer qui a introduit sur la scène parisienne, au début des années 2000, le voguing ; et la recréation d’un solo adapté pour vingt-deux danseurs de la danseuse et chorégraphe irlandaise Oona Doherty, travaillant pour chacune de ses pièces sur les violences urbaines à Belfast et sur les masculinités normatives afin de mieux les défaire.
L’intergénérationnel
Dans l’impossibilité de faire corps réellement dans un studio pour travailler avec Lucinda qui était bloquée à New York, on a discuté avec elle sur Zoom et on a pu travailler on line avec elle. On la projetait en grand dans le studio pour qu’elle puisse avoir un retour des danseurs et qu’ils puissent la voir aussi. Les trois autres chorégraphes sont en Europe et on s’est retrouvés dès qu’on l’a pu. Finalement, on n’aurait jamais passé autant de temps avec Lucinda sans ce confinement.
Toutes les semaines, on se parlait et ça débordait, on parlait de l’actualité, de Black Lives Matter, des élections américaines, et on enregistrait toutes les conversations. De ce journal de bord on va faire une vidéo avec la BAM (Brooklyn Academy of Music), le Manchester International Festival et le Théâtre du Châtelet. C’est une commande numérique qui témoigne de notre rencontre avec Lucinda à distance.
On imagine aussi avec elle une forme scénique pour témoigner de ces discussions : comment remonter une pièce de répertoire avec une icône vivante comme Lucinda et un collectif qui vient d’arriver à la tête d’une institution et n’a pas forcément tous les codes, mais qui a envie d’avoir un témoignage et une relation historique qui s’inscrivent dans son programme ? Et comment on fait pour rester en contact malgré cette nouvelle donnée mondiale ? Chez nous, l’intergénérationnel est très fort, et le fait d’être coupés de nos pairs et des générations plus âgées a été très traumatisant au début de la pandémie. On croit dans cet entremêlement entre les générations pour comprendre qui nous sommes et qui nous allons devenir.
Accompagner les artistes indépendants
On a aussi réussi à développer l’accueil studio. C’est une somme versée par le ministère de la Culture à hauteur de 55 000 euros pour accompagner les compagnies indépendantes, une des missions des CCN. Grâce à la restructuration budgétaire qu’on a faite cette année, on a priorisé certains choix, notamment l’accompagnement des compagnies indépendantes. On l’a doublé pour passer de trois compagnies par semestre à huit. Dans la période qu’on vit, on sait à quel point les artistes indépendants ont dû renoncer à des projets qui n’ont pas vu voir le jour et ils ont besoin de soutien.
On s’est battus pour défendre un maximum d’artistes. La politique qu’on mène consiste à accompagner les compagnies avec un soutien financier conséquent où les frais de déplacement sont séparés de la coproduction qui est uniquement artistique. On accueille en résidence des compagnies au BNM avec un soutien technique, logistique, pour qu’ils avancent dans leur travail. Et parfois, ce sont des coproductions pures, un appui financier, puisque les déplacements sont contraints en ce moment.
On était prêts, les places se sont vendues en vingt-quatre heures et finalement ça a été annulé
L’optimisation Covid
Début décembre, on a tourné un film au musée des Beaux-Arts à Marseille avec toute l’équipe des danseurs, les restrictions étant différentes quand il s’agit de tourner. On a fait de “l’optimisation Covid” en cherchant comment et où on peut continuer à créer ! Pour nous, l’essentiel est de continuer à souffler sur la braise pour que le feu ne s’éteigne pas. On avait la possibilité de jouer Room with a View début décembre à Chaillot parce que des compagnies internationales ne pouvaient pas venir.
On était prêts, les places se sont vendues en vingt-quatre heures et finalement ça a été annulé car les théâtres ne rouvrent que le 15 décembre (à l’heure où nous bouclons ces pages – ndlr). Mais on a continué à faire circuler les énergies créatrices et à trouver des solutions pour faire exister des projets. Le 9 décembre, on sera à Paris pour faire un tournage de la pièce au Théâtre du Châtelet avec France Télévision. Cette captation sera diffusée à la rentrée, avec un replay sur internet.
La saga Marseille
Maintenant qu’on y vit, on se rend compte que Marseille, c’est la projection de beaucoup de fantasmes. C’est une ville indépendante, avec une identité forte et assez décentralisée par rapport à la capitale. Après, les polémiques avec Raoult, ça nous a fascinés, on se retrouvait dans une espèce de saga politique où tout le monde s’emparait de ce récit. Mais il y a eu des élections, et Marseille a quand même choisi d’élire un collectif de gauche qui a réussi à se fédérer et à entendre toutes les voix qui la constituaient. Pour nous, c’est une réponse plus effective que les débats et les polémiques qui ont pu avoir lieu sur la gestion de la crise. Et puis, on tient à dire qu’on n’a eu personne de malade au BNM ni dans notre entourage direct.
Room with a View de (LA)HORDE et Rone
{"type":"Banniere-Basse"}