Eblouissant dans son spectacle Bonhomme qui interroge avec justesse les clichés de genre, Laurent Sciamma raconte une année pleine d’émotions et de combats féministes.
Loin de ceux qui font rimer relations femmes-hommes avec beauferie et sexisme, Laurent Sciamma s’attelle au féminisme et à l’inclusivité avec une finesse rafraîchissante. Tous les lundis, au Café de la Gare, à Paris, ce stand-upper dézingue le sexisme systémique tout en faisant sa propre introspection. Les mots bouleversants d’Adèle Haenel, le film de Céline Sciamma, ses débuts au Café de la Gare… Pour Les Inrocks, l’humoriste dresse le bilan de cette année, et partage ses vœux pour 2020.
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Quel événement vous a particulièrement marqué sur le plan personnel cette année ?
Laurent Sciamma – Incontestablement, je dirais la projection du film de Céline [Portrait de la jeune fille en feu, réalisé par Céline Sciamma, sa sœur, ndlr] à Cannes. Je n’avais pas encore vu le résultat final, mais j’avais suivi toutes les étapes du travail : j’avais lu le scénario, j’étais allé sur le tournage, elle m’avait raconté la fabrication au jour le jour… Et pourtant, j’ai été cueilli. Cueilli comme jamais. C’est certainement l’une des plus grandes émotions que j’ai éprouvée devant une œuvre. J’ai réussi à complètement faire abstraction du contexte, Cannes, son décorum, et je me suis pris la vague en pleine tête, “la flèche en plein cœur”, comme elle dit. Elle a fait un truc immense.
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Dans votre spectacle, vous commencez par faire un grand “Big up à toutes les femmes !” Un big up pour l’une d’elle en particulier cette année ?
Je pense tout de suite à Adèle Haenel. Son live Mediapart a été un climax de cette année. Pour moi, ça représente un moment politique comme on n’en avait pas vécu depuis longtemps. Cette parole si puissante, si radicale, ce regard tellement précis et généreux. Elle a incarné à elle seule le lien entre l’intime et le politique, comment on peut décider de lier le “je” au “nous”. C’est si rare aujourd’hui de voir des gens être à la hauteur de leur pouvoir, de leur responsabilité, avec l’ambition sincère de s’adresser à l’intelligence des autres, mais aussi à leur cœur. J’ai eu le sentiment d’assister à un moment historique, déflagratoire.
Avez-vous un regret, un chagrin ?
Globalement, mon chagrin de 2019 se porte sur le backlash, c’est-à-dire comment, à plusieurs endroits et à plusieurs moments, s’est incarné le fameux retour de bâton qui arrive après chaque avancée pour les droits des femmes. On a pu constater comment les résistances de notre culture patriarcale et masculiniste sont fortes. Je pense au jugement dans le procès en diffamation qui visait Sandra Muller, la journaliste à l’origine de #BalanceTonPorc. Je pense au succès en salle de J’accuse, du Woody Allen… Et, bien sûr, je pense aux conclusions du gouvernement au sortir du Grenelle contre les violences conjugales, deux jours après la sublime Marche #NousToutes. Quand je vois le courage fou, l’héroïsme même, de celles qui portent ce combat et le mur qu’il y a en face, clairement, j’ai du chagrin.
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Quelle a été votre plus grande satisfaction ?
D’un point de vue personnel, je dirais que c’est le jour où j’ai appris que j’allais m’installer au Café de la Gare. J’ai longtemps cherché dans quel théâtre j’allais pouvoir poursuivre mon trajet et changer d’échelle. J’avais besoin d’avoir un désir fort pour un lieu. Je connaissais le Café de la Gare et sa mythologie, mais je n’y avais jamais été. Un soir, je suis allé voir Chattologie, spectacle sur les menstruations porté par Klaire fait Grr, dont j’ai ensuite fait la première partie, et j’ai tout de suite eu un coup de foudre. L’ambiance, le côté patiné, l’âme de contre-culture foutraque et soixante-huitarde qui y règne… c’est unique ! M’inscrire dans cette histoire culturelle et politique qui a vu naître Coluche, Dewaere, Miou-Miou… C’est plus qu’émouvant. D’autant que c’est un lieu encore indépendant, ce qui est de plus en plus rare. Par ailleurs, c’est vraiment une configuration idéale pour faire du one man show : la façon dont les rires reviennent, la proximité avec le public, l’impression de faire corps…
Quels événements ont nourri votre spectacle tout au long de l’année ?
Je pense que la Ligue du LOL a déclenché chez moi pas mal de réflexions, notamment car il s’agit d’une histoire générationnelle, la mienne, mais qui répète un truc intemporel. Cela m’a permis d’approfondir le travail de déconstruction des « boysclubs », de comment la masculinité perpétue des systèmes d’oppression et de solidarité parfois difficiles à identifier, tant ils semblent banals. J’ai remis en perspective des choses que j’avais pu éprouver à l’école, dans le monde du travail mais aussi celui du stand-up… J’ai toujours eu du mal à trouver ma place dans tout ça, même si cela ne veut pas dire que je n’en profitais pas pour autant.
De manière générale, je me rends compte que, cette année, je me suis surtout nourri de mes rencontres. Ma démarche fait que j’ai la chance d’échanger de plus en plus avec des personnes qui pensent et s’engagent, qui réfléchissent à comment faire bouger les choses dans des dynamiques politiques et créatives, et ça, c’est très inspirant. Et je dois dire que ce sont surtout des femmes. Les acteurs volontaires du changement, autour de moi en tout cas, sont plutôt des actrices.
Quelles œuvres vous ont marqué cette année ?
En grand fan de BD, je pense au dernier tome de L’Arabe du futur de Riad Sattouf, et son apothéose de fin avec la révélation du secret. J’ai aussi adoré me plonger dans le travail de Liv Strömquist, qui a sorti une nouvelle BD en octobre qui prolonge son travail de décorticage féministe et sentimental du monde. En musique, j’ai été heureux de retrouver Thom Yorke et son nouvel album solo Anima. En grand fan de Radiohead, c’est toujours un plaisir d’avoir de ses nouvelles. Plus globalement, j’ai kiffé découvrir des nouvelles figures féminines jeunes et charismatiques… Rosalia, c’est fat, sérieux !
Côté ciné, je crois que je n’arriverais pas à parler d’autre chose que du film de Céline ! Par contre en séries, j’ai adoré la saison 3 de The Deuce, qui est vraiment le show qui m’a le plus attrapé ces dernières années. The Deuce incarne parfaitement la dynamique de nouveaux récits qui est en marche. C’est précis, renseigné, engagé, sans jamais délaisser le romanesque, le plaisir de la fiction, de la mise en scène, des personnages… Les gens qui fabriquent cette série ont du pouvoir et se demandent quelles histoires il faut raconter, ici et maintenant, mais aussi comment on les raconte. Cela passe par une volonté de parité – beaucoup de femmes ont réalisé des épisodes. Cela passe aussi par une politique nouvelle sur le plateau, avec notamment des « coordinateurs d’intimité » qui encadrent certaines scènes sensibles. Ah oui ; aussi, je ne peux pas ne pas évoquer la saison 2 de Fleabag. Ça, ça a été un grand moment de plaisir de voir une comédie aussi moderne, généreuse, intelligente… et couronnée de succès.
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Quel.le.s humoristes vont faire 2020 d’après vous ?
Hannah Gadsby revient, et ça va être énorme. Après Nanette – qui m’avait mis une grande claque -, son nouveau spectacle Douglas arrive sur Netflix dans l’année. J’ai eu la chance de la voir en live en Belgique, et c’était grand : tellement drôle, intelligent, engagé et maîtrisé. Une vraie leçon de comédie.
J’attends aussi avec impatience la sortie du spectacle de Jacqueline Novak, Get On Your Knees, qui semble réussir la performance de faire une heure uniquement sur le « oral sex ». Je l’ai découverte à la faveur de la rumeur grandissante qui a entouré son spectacle, joué uniquement à New York et L.A., et je dois dire que j’ai très hâte d’entendre cette voix nouvelle.
Un conseil à donner à tous les bonshommes pour 2020 ?
Je n’aurais pas la prétention de donner des conseils à qui que ce soit ! Personnellement, en ce moment, je réfléchis beaucoup à la question de l’enthousiasme : comment le faire vivre, l’entretenir, voire le retrouver ? Pour moi, le pire, c’est le désenchantement, l’idée que ce serait fichu. On va penser que je suis obsédé par le genre, mais je ne peux pas m’empêcher de questionner le truc avec cette grille.
Quand on dit avec fatalisme “je ne crois plus en le genre humain”, j’ai envie de dire “le genre humain, c’est quoi dans les faits, si ce n’est le masculin dominant ?”. Quand j’entends “l’homme est un loup pour l’homme”, je me dis “l’homme avec un grand H ou avec un petit ?”. On a construit notre monde sur une base fondamentalement inégalitaire, entre les genres d’abord, mais aussi entre les blancs et non-blancs, les riches et les pauvres… Aujourd’hui, mon enthousiasme, je le tire de tous les dominés qui se battent pour avoir le droit de contribuer vraiment, et de tous les privilégiés prêts à s’allier pour faire en sorte que cela arrive. Que chacun trouve sa place et ses possibles, pour qu’on arrive enfin, comme l’a dit Adèle, à “remettre le monde dans le bon sens”.
Propos recueillis par Fanny Marlier
Bonhomme, de Laurent Sciamma, tous les lundis soirs au Café de la gare, et bientôt en tournée dans toute la France.
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