Que peut l’art aujourd’hui ? Les Libanais, lauréats du prix Marcel-Duchamp, tentent une réponse à travers une pratique qui met en avant les identités plurielles et une lecture de l’histoire comme processus irrégulier et complexe.
2017 a débuté dans un climat de catastrophe et de stupeur avec l’investiture de Trump. Nous étions arrivés à New York en novembre, le jour de son élection, et avons partagé l’incrédulité et la révolte de nos amis et de la ville. Nous étions tous sonnés. Durant un an, il n’arrêtera hélas pas de nous surprendre.
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Avec la même incrédulité, nous avons vu Daech envahir le monde arabe et étendre sa domination au-delà ; une domination qui heureusement semble s’écrouler en cette fin d’année. Que faire alors dans un monde arabe en état de déliquescence, où les régimes autoritaires et dictatoriaux délogés s’accrochent au pouvoir ou reviennent sous d’autres formes ?
Que faire face à la crise des déchets, emblématique de la corruption qui submerge littéralement le Liban ? Que faire encore, dans une Europe qui se cherche, face à la crise des migrants, vivant dans la peur de l’autre et la peur de la peur ?
Ce sentiment et cette situation étaient au centre de notre exposition Se souvenir de la lumière. Inaugurée en juin 2016 au Jeu de Paume à Paris, elle exprimait le besoin de se reposer la question de ce que peut l’art aujourd’hui. Qu’opposer à cet état de chaos et à la présence de ceux que l’on ressent comme les “barbares” ?
Ainsi, l’une de nos vidéos évoque la possibilité d’un certain cosmopolitisme et du partage d’un même territoire artistique et politique au-delà des nationalités et des géographies. Intitulée En attendant les barbares, elle s’inspire du poème éponyme de Constantin Cavafy, qui raconte l’attente interminable des barbares dont ce sera finalement l’absence qui jettera les habitants de la cité dans la panique. “Qu’allons-nous faire sans barbares ? Ces gens-là, c’était quand même une solution”, écrit Cavafy.
Le Prix Marcel-Duchamp
Lorsque nous avons été nominés en février, nous avons eu besoin de nous réinscrire dans le monde de façon concrète, de nous intéresser au terrain et au sol. Pour l’exposition des quatre nominés du prix au Centre Pompidou, nous avons montré des carottages et échantillonnages de pierre et de terre que l’on extrait du sous-sol des sites pour les analyser.
Ces carottages, d’ordinaire voués à disparaître, dévoilent les transformations de la terre. Pour évoquer ces vestiges invisibles de cités enfouies, nous avons choisi d’étudier trois villes omniprésentes dans notre vécu : Paris, Athènes et Beyrouth. Le titre de la recherche, Discordances/Unconformities, renvoie à la rencontre forcée de deux unités distantes sous l’effet d’une catastrophe géologique ou de l’action humaine.
Ces accidents interrogent les récits et représentations possibles d’une histoire irrégulière et complexe qui ne saurait se résumer à une succession de strates, mais évoque au contraire des actions mêlant époques et civilisations. Des recompositions poétiques qui matérialisent les mouvements géologiques, entre catastrophe et régénération.
A la manière de palimpsestes, chaque civilisation réutilise les pierres des précédentes. Interroger ce qui se trouve sous nos pieds impliquait une collaboration transdisciplinaire, elle aussi centrale dans tous nos projets. Il nous a fallu trouver des archéologues, des géologues et des historiens acceptant d’inventer de nouvelles formes. Nous avons rencontré des gens formidables qui nous ont parlé de latence, de persistance dans le temps et l’espace, de régénération ; des termes que nous employons aussi pour décrire notre travail.
La mémoire des pierres
Ces traces ont beaucoup à nous dire des conflits actuels. Elles questionnent la notion d’anthropocène, qui soulève débats et controverses. La complexité de notre projet était de parvenir à montrer la vue d’ensemble en même temps que le détail ; dans un aller-retour vertigineux entre infiniment petit et infiniment grand, micro et macro, images de drones et images au microscope, lesquelles ressemblent à des tableaux abstraits mais où l’on peut déchiffrer les marques du temps.
Les pierres gardent la mémoire des faits et nous interrogent sur la façon dont nous allons réagir aux menaces. Or la plus forte d’entre elles, la plus éminente et politique, même si l’on peine à l’entendre, est celle du climat et de l’environnement. Ces pierres racontent aussi le libéralisme effréné et ce qu’il engendre, ainsi que la façon dont nous allons décider d’y faire face.
L’art pourra-t-il nous aider à représenter cela, à rendre visible ce que nous n’arrivons plus à voir ? Saura-t-il rendre compte de la complexité d’un monde où l’immédiat et l’événementiel, la politique Twitter et surtout l’affect à outrance sont de plus en plus mis en avant ?
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