A l’occasion du centenaire de Rodin, plongée dans l’univers du maître, à travers deux expositions, qui révèlent, notamment dans un dialogue saisissant avec Anselm Kiefer, que son génie était aussi pictural que sculptural.
Ces types de commémorations peuvent être d’un ennui patent, entre inaugurations de chrysanthèmes et conférences organisées pour des tuiles. La question se pose d’autant plus avec Rodin : comment rendre hommage aux esprits rebelles, aux artistes qui furent, de leur vivant, revêches à la gloire ? Surtout quand, comme l’écrit Catherine Chevillot, directrice du musée Rodin, dans le livre du centenaire qui accompagne l’événement, “on pourrait croire que tout a été dit” au sujet du sculpteur ?
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14,5 x 10 cm, ph. 85, © Musée Rodin
Rodin, l’exposition du centenaire, dans les galeries nationales du Grand Palais, n’évite pas entièrement l’écueil. Chronologique et thématique, elle constitue sans doute une bonne introduction, un rappel des fondamentaux pour les néophytes. Rigoureuse d’un point de vue académique, pertinente dans sa progression, l’exposition échoue pourtant à recréer la magie qui caractérise l’œuvre rodinienne, ce parfum de scandale et de radicalité. La faute aux lieux, sans doute, ces immenses galeries froides, difficiles à investir quand on est habitué au sublime et intemporel musée Rodin, qui semble pénétré par l’âme de l’artiste.
La première partie de l’exposition rappelle comment Rodin, “expressionniste”, s’est libéré très tôt du sujet et des conventions pour s’intéresser au corps, ses membres, ses passions. Pourquoi ne pas avoir alors rappelé les débuts difficiles de l’artiste, recalé trois fois aux Beaux-Arts, et dont Homme au nez cassé fut refusé par le Salon de 1864 parce jugé trop trivial, un “pur physique“, avec son visage mutilé ?
“Dessins noirs” et relectures
Aucune mention de la réception presque traumatisante de ses premiers chefs-d’œuvre ici exposés, entre incompréhension, malaise et sidération. Ces Bourgeois de Calais qui choquèrent par leurs corps décharnés et misérables, aux antipodes des héros courageux et fiers qu’espéraient ses commanditaires de la municipalité. Ce Balzac qui fit d’abord ricaner, avec sa redingote informe et son aspect massif, presque monstrueux, sans bras ni jambe apparente. Cette Porte de l’Enfer enfin, matrice d’où il tira la plupart des grands motifs de sa carrière à venir, œuvre maudite jamais exposée de son vivant. C’est un Rodin trop propre sur lui, sans porosité, qu’on nous présente ici. Officiel.
© Musée Rodin (photo Christian Baraja)
L’exposition devient intéressante dans ses deuxième et troisième parties, où l’on apprend comment Rodin expérimentait avec tous types de matériaux et supports, le plâtre bien sûr, mais aussi les photographies retouchées de ses œuvres et surtout le dessin. On se plonge avec délectation dans ses “dessins noirs” sombres, enfiévrés et obsessionnels, qui inspirèrent quelques grands noms de sa postérité exposés en vis à vis : Beuys, Fautrier, De Kooning ou encore, plus proche de nous, Tracey Emin.
La fin de l’exposition convainc par ses salles consacrées aux “relectures” du maître après 1945, de Picasso à Zadkine en passant par Lucio Fontana, Barry Flanagan. Les formes invepntées par Rodin prennent enfin leur envol, dans ce dialogue époustouflant avec la postérité. Le génie de l’artiste s’impose là : s’il a continué à inspirer, à toutes les époques, des artistes aussi différents les uns des autres, c’est parce qu’il a su inventer un véritable langage formel, intemporel, une grammaire composée de figures et motifs désormais considérés comme des évidences.
C’est pourtant à la “maison-mère“, le musée Rodin, que la contemporanéité et l’actualité de l’artiste prennent toute son ampleur. L’institution a fait le pari original et audacieux de mettre en dialogue le sculpteur avec ce titan de notre époque, qui n’a a priori pas tant à voir avec lui : Anselm Kiefer. Le projet est né d’une situation fortuite : l’artiste allemand rentra en contact avec le musée il y a quelques années pour consulter ses archives, s’immerger dans les plâtres de l’atelier.
Hommage au Livre des cathédrales
Or la directrice Chevillot a alors en tête de rééditer le livre que Rodin avait consacré aux cathédrales de France à la fin de sa vie, et qu’il considérait comme son testament. Le rapprochement avec l’œuvre de Kiefer lui apparaît soudain comme une évidence, tandis que celui-ci se passionne pour ce chef-d’œuvre méconnu du maître. Il se lance corps et âme dans un hommage au Livre des cathédrales en créant ses propres livres, ces sculptures pour lesquelles il est connu, aux pages recouvertes de plâtre, métaux ou poussières spécifiques, qui redonnent à l’objet livre son aura par sa matérialité autant que le mystère que recèle potentiellement chacune de ses pages.
Cette relation ambivalente entre matière et spiritualité, qui anime les deux artistes, sert de fil conducteur à l’exposition. Un dialogue où l’un éclaire l’autre, une confrontation, dont le sens et la profondeur, obscurs a priori, s’imposent peu à peu. Il y d’abord ces thèmes qui hantent les deux œuvres, notamment l’épaisseur de l’Histoire, marquée par la catastrophe (l’échec de la Commune de Paris chez Rodin, l’Allemagne de l’après-1945 chez Kiefer), le rapport intime, presque charnel au sacré, qui s’incarne dans ces cathédrales et ruines, enfin la “matériologie“ des œuvres, ces gravas, détritus, plâtre et plomb, la matière des alchimistes, mise au premier plan.
C’est aussi cet aspect alchimiste des deux artistes, leur capacité à innover, expérimenter sans a priori, qu’on a ici plaisir à découvrir. Rodin inspire en cela véritablement Kiefer, lui offrant des perspectives inédites comme dans ces abattis, moules de bras, jambes ou os, qu’il va dénicher dans l’œuvre rodinienne pour les exposer dans ses vitrines.
Enfin et surtout, les livres sublimes crées par l’Allemand en hommage au Livre des cathédrales, sculptures monumentales aux pages recouvertes de plâtre et ornées de dessins. Si Rodin n’a jamais pu finir sa Porte de l’enfer, il franchit souvent le seuil des cathédrales au crépuscule de son existence. Il les visitait de nuit, “car le jour vainqueur, qui les inonde de clarté, les subjugue trop”. Bientôt une impression d’intériorité enveloppante, troublante et familière, s’empara de lui comme une révélation : ces édifices sacrés lui rappelaient les femmes qu’il avait sculptées toute sa vie. Elles lui rappelaient la perfection du corps féminin.
Comparaison étonnante, hérétique, scandaleuse sans doute pour son temps, qu’on retrouve dans ses œuvres sur papier : les temples du christianisme y sont associés à des nymphes, Salomé et autres figures, mythiques ou démoniaques mais toujours sensuelles, de l’idéal féminin. Liens troublants entre religion et érotisme, obscur objet du désir. Nu féminin à la pose particulièrement suggestive (renversée sur le dos, tenant ses deux pieds dans ses mains, offrant ses jambes et ses fesses au regardeur), L’Ecclésiaste renvoie à ces maximes de l’Ancien Testament qui disent que “tout est vanité“.
Entre le sublime et l’obscène
Pour Kiefer, le dessin représente a priori un risque, presque un défi, par son aspect spontané, irréfléchi. Il s’est pourtant libéré ici de ses appréhensions : splendides, sensuelles et aguicheuses, ses femmes prennent tout leur sens au milieu du sacré, comme si la femme avait été conçue pour porter la parole du Christ. Corps de femmes saisis dans des poses acrobatiques, suspendues sur ce fil de crête si ténu entre le sublime et l’obscène, dont les formes idéales renvoient, comme par magie, aux chefs-d’œuvre architecturaux du christianisme.
On pense à Georges Bataille, ce Bleu du ciel auquel Kiefer fait explicitement allusion en titre de l’une de ses aquarelles, couleur trouble entourant comme une aura, dans différentes teintes, les édifices religieux. “Je sais pourquoi mes dessins ont cette intensité (…) déclara Rodin avant de mourir. C’est que je n’interviens pas. Entre la nature et le papier, j’ai supprimé le talent. Je ne raisonne pas, je me laisse faire… C’est l’aboutissement de ma vie”. De A.G (Auguste Rodin) à A.K (Anselm Kiefer), comme un Janus à deux têtes, la grande réussite de ces deux expositions est de rappeler que le sculpteur fut aussi un dessinateur de génie.
Rodin, l’exposition du centenaire, jusqu’au au 31 juillet, Grand Palais, Paris, France
Kiefer-Rodin, au musée Rodin, jusqu’au 22 octobre
Toutes les infos sur rodin100.org
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