Dans son nouvel essai, Inclusions, le commissaire d’exposition et critique d’art Nicolas Bourriaud explore le concept d’esthétique inclusive comme une parade à la marchandisation du monde, capable de renverser le rapport sujet/objet et d’intégrer le vivant.
A la crise de la culture, substituer une nouvelle conception de l’art. Avec Inclusions – Esthétique du capitalocène, le commissaire d’exposition, historien de l’art et critique d’art Nicolas Bourriaud signe un nouvel essai autant qu’une histoire élargie des racines ancestrales qui travaillent le contemporain, où les exclu·es de la modernité occidentalo-centrée, prompte à exclure les êtres, les choses et les corps, s’avance sous les auspices d’une “esthétique inclusive”.
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Celle-ci, nous explique celui qui, en 1998, marqua à jamais la décennie par la publication d’Esthétique relationnelle (Les presses du réel), vise à répondre à la marchandisation totale du monde par sa resubjectivisation : il s’agit de considérer comme interlocuteur·trice tout être mais aussi toute chose, à l’instar des œuvres d’art.
En s’appuyant sur une trilogie de ses expositions récentes, mais également en venant relire certains postulats théoriques avancés par le passé, Inclusions dresse un portrait d’une époque menacée de déperdition énergétique, sédentarisée et ubérisée, tout en dotant l’esthétique relationnelle d’un pendant contemporain qui en élargit les fondements théoriques, tout autant que le paysage visuel.
C’est aussi – alors que l’on apprenait fin mars, au moment de la sortie du livre, qu’il ne serait pas prolongé à la tête du Mo.Co. à Montpellier, l’ambitieux projet artistique qu’il avait inauguré il y a deux ans – un avertissement lancé à l’avenir de l’art pris en otage par les politiques culturelles – gangrené alors par une assignation à faire sens, plutôt qu’invité à venir complexifier les débats.
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Dans quel contexte est né le projet d’Inclusions, votre dernier essai ?
Nicolas Bourriaud — Inclusions vient clore une trilogie d’expositions, qui a commencé en 2014 avec The Great Acceleration (La Grande Accélération) à la 9e Biennale de Taipei pour se prolonger avec Crash Test au Mo.Co. Panacée à Montpellier (2018) puis Le Septième Continent à la 16e Biennale d’Istanbul (2019). Or, il se trouve que je travaille systématiquement dans un renvoi entre l’exposition et le texte. Tous les livres sont indexés sur ma pratique, qui est celle d’un curateur. Ma famille intellectuelle, c’est celle des gens qui théorisent à partir de leur métier : Walter Benjamin était critique littéraire et journaliste, Serge Daney critique de cinéma et Jacques Lacan psychanalyste. Ce va-et-vient est capital, en ce que je mène une recherche symbiotique avec des artistes davantage qu’avec des philosophes de l’art. Il y a donc eu ces trois expositions, dont je voulais tirer quelques conclusions, puis le premier confinement, qui m’a permis d’écrire l’ensemble du livre en deux mois.
Du côté des penseurs, que vous convoquez en nombre, quelles sont les principales figures qui ont accompagné vos recherches ?
Depuis un certain temps, j’ai toujours un penseur totem pour chaque livre : une sorte d’interlocuteur, ou un pont que je lance vers une figure importante de la pensée, ou du moins importante pour moi. Pour Radicant [Denoël, 2009], c’était Victor Segalen, pour l’Exforme [PUF, 2017], c’était Louis Althusser. Ici, ce serait plutôt Claude Lévi-Strauss, qui traverse absolument tout le livre, très marqué par les méthodes et la pensée des anthropologues.
Pour vous, l’anthropologie s’avance comme une méthodologie appliquée à la réception artistique. Quels en sont les effets et les implications ?
L’anthropologie m’intéresse parce que c’est un mode de pensée qui ne hiérarchise pas ses sources d’information, comme l’art. C’est aussi une science participative, une pratique qui n’a pas d’objets mais qui a des interlocuteurs. Cela renvoie au précédent livre, où j’évoquais Althusser, pour lequel la philosophie n’a pas d’objet mais des combats. Pour celui-ci, je m’appuie sur une phrase de Tim Ingold, qui dit que l’anthropologie, c’est de la philosophie avec des gens à l’intérieur. Ceci, je le raccorde à mon propre système de pensée, notamment à l’esthétique relationnelle : l’idée d’inclure, et de privilégier les relations aux objets, ne pouvait que m’amener vers l’anthropologie.
Lors de chacun de vos livres, un terme spécifique vient faire saillie. Celui que vous avancez à présent, “inclusions”, est plus opaque ou plus ambigu que les précédents. Quel sens lui donnez-vous ?
Le caractère flottant et insistant de ce terme, qu’on emploie en ce moment à propos de l’écriture inclusive, au sens d’une féminisation du langage, est le signe d’une mutation plus générale. C’est un concept ouvert, contrairement à des notions plus tranchées comme le “radicant” [organisme qui fait pousser ses racines au fur et à mesure qu’il avance : terme utilisé chez Nicolas Bourriaud pour définir l’“altermodernité”] ou l’“exforme” [désignant des formes de vie qui acceptent de se confronter au fait qu’elles sont elles-mêmes en train de se transformer en déchets].
En même temps, il prend une signification très précise pour moi dans le contexte actuel. La pensée inclusive, observable dans l’art, c’est l’inclusion d’éléments vivants, issus de régimes différents, par des processus de greffes ou par ce que j’appelle le cadrage. Le cadrage est une figure fondamentale dans la pensée inclusive : le regard de l’artiste cesse de faire face au monde, il est immergé dans la réalité, et va cadrer son milieu, opérer des coupes et des montages. Les artistes ont compris que le monde est un continuum à l’intérieur duquel il n’y a plus de figures sur un fond, mais où tout constitue un fond, et tout est figure.
(Dora Budor, Origin I (A Stag Drinking), 2019 © Œuvres co-produites par la 16e Biennale d’Istanbul et MO.CO. Montpellier Contemporain/Courtesy de l’artiste et de la Kunsthalle de Bâle)
Pour en revenir aux entrelacs entre œuvres et pensée qui tissent la trame de vos livres, quels artistes seraient les figures marraines de l’esthétique de l’inclusion ?
Je discute beaucoup avec deux artistes des postulats de leurs travaux respectifs. A propos de ses expositions, Pierre Huyghe dit qu’il n’expose pas quelque chose à quelqu’un, mais quelqu’un à quelque chose. C’est une formule extrêmement importante, qui définit l’art comme une expérience et contribue à renverser le rapport traditionnel entre le sujet et l’objet. Ainsi, un autre motif de ce que j’appelle l’inclusion serait la liquéfaction progressive du binôme constitué par le sujet et l’objet. Mark Leckey a une approche différente, et très complémentaire, en ce qu’il développe une approche de l’objet qui ne passe pas forcément par l’humain, mais en constitue une périphérie. C’est un autre motif de relation entre le sujet et l’objet. Plus récemment, d’autres artistes, à l’instar je pense de toute une génération à venir, ont développé d’autres manières encore de refléter ces questions. Je pense à Dora Budor, à Max Hooper Schneider, ou encore à Marguerite Humeau, Agnieszka Kurant, Pamela Rosenkranz ou Pakui Hardware.
Lorsque vous parlez d’une esthétique de l’inclusion, il ne faudrait donc pas tant la comprendre comme un trope visuel mais plutôt comme une certaine relation au monde…
Oui, absolument. A partir de mon exposition The Great Acceleration, j’ai tenté d’étendre le domaine du relationnel au point d’essayer d’y inclure le non-humain. C’est une expansion, un même chemin qui s’enrichit. Les présupposés de base, on les retrouve dès Esthétique relationnelle (1998), voire dès Formes de vie (1999) – ce dernier ayant été écrit en premier.
Dès l’introduction du livre, vous embrassez un spectre temporel très large. Notre époque serait, écrivez-vous, un “néolithique numérique”. Pourquoi remonter aussi loin pour aborder le contemporain ?
Le néolithique, c’est le moment historique où l’espèce humaine cesse de se sentir immergée dans son milieu. C’est le moment où le contrôle qu’elle exerce sur son écosystème s’amplifie par l’agriculture et par l’élevage ; celui également où l’art et la magie prennent des chemins complètement séparés. Or je vois notre époque comme un deuxième grand moment de domestication, sauf qu’aujourd’hui, c’est l’être humain qui en constitue la matière première. Internet en est l’outil privilégié, car il permet le parcage à grande échelle de la population, engendrant la sursédentarisation dont nous avons pris conscience avec les périodes de confinement. Les êtres et les choses ont été standardisés, réduits à des unités de base. Un symptôme dans l’art de ce phénomène serait l’arrivée des NFT. Il s’agit d’une sorte d’ubérisation de l’art, d’une marchandisation de ce qui n’était pas censé pouvoir l’être.
Derrière ce court-circuit temporel, du néolithique au numérique, il s’en profile un second. Lorsque vous critiquez les mouvements des années 2010, le post-internet en art, le réalisme spéculatif et l’ontologie orientée objet en philosophie (tradition philosophique post-kantienne qui remet en cause le primat de la perception humaine sur l’objet, qui existe indépendamment), ce serait donc pour les enjamber, de sorte à relier directement les années 1990 à la décennie qui est la nôtre ?
Absolument. Le réalisme spéculatif comme l’art post-internet installent un clivage qui n’est pas à mon sens au bon endroit. L’ontologie orientée objet, au départ, pose quelque chose d’intéressant, soit une forme d’horizontalisation du monde, mais celle-ci s’effectue au profit de l’objet. Or tout ce que j’essaie de faire, de même que les artistes qui m’intéressent, c’est au contraire d’étendre le domaine de la subjectivité. L’enjeu est à la fois métaphysique et politique.
Métaphysique, en ce que cette resubjectivisation du monde passe par l’instauration d’un dialogue avec les choses, avec le vivant. Politique, comme lorsque le gouvernement néo-zélandais octroie le statut de sujet à un fleuve, et l’équatorien à son sol. A la question que pose Bruno Latour avec son livre Où atterrir ? [La Découverte, 2017], je répondrais : par la subjectivisation, et le fait de considérer le monde comme peuplé d’interlocuteurs, c’est-à-dire de sujets, et non d’objets qu’il serait possible de découper en unités commercialisables.
Vous accordez une position d’exception à l’artiste et à l’art contemporain : ce sont des “passeurs” entre les formes de vie. Et, en même temps, la culture est en crise. Quelle distinction établissez-vous entre art et culture ?
J’ai toujours en tête la phrase de Jean-Luc Godard qui dit : “La culture c’est la norme, et l’art c’est l’exception.” L’art, c’est une somme de singularités. La culture serait plutôt productrice de normes. A l’inverse, l’art est un fluide qui passe entre les civilisations, on ne peut pas l’assigner à une position, sauf celle de ce lieu vide que l’ethnologue Marcel Mauss a identifié par le terme mélanésien de “mana”. C’est une substance qui prend des formes différentes selon les contextes sociaux. Quand on visite une exposition, nous sommes dans une “sémiose” [ensemble de signes indissociables], selon le terme d’Eduardo Kohn, dans Comment pensent les forêts [Zones Sensibles, 2017]. Nous sommes confrontés à des sujets, les œuvres, avec lesquels nous entrons en dialogue. De son côté, Gilles Deleuze décrivait joliment l’artiste comme l’être qui est aux aguets. Or être aux aguets, c’est précisément la position de l’animal dans la jungle.
(Max Hooper Schneider, To Become a Melon Head, 2019 (installation) © Œuvres co-produites par la 16e Biennale d’Istanbul et MO.CO. Montpellier Contemporain/Courtesy de l’artiste et Galerie High Art, Paris)
Avec cette idée d’empathie, j’ai l’impression que vous proposez aussi une manière de passer outre le caractère élitiste souvent reproché à l’art contemporain…
Absolument. Je n’emploie pas le terme d’empathie, et en même temps, dès que l’on reconnaît le statut de sujets aux êtres et aux choses, à ceux qui en sont privés par une machinerie politique, on s’en rapproche. Cette empathie dont vous parlez est cruciale. Elle rejoint une remarque très profonde de l’anthropologue Alfred Gell, qui pensait que l’on ne pouvait envisager l’anthropologie qu’en considérant les œuvres d’art comme des sujets à part entière.
Ne pensez-vous pas que cela puisse engendrer un certain relativisme ? Que faites-vous des structures de validation, comme les institutions, et de l’enjeu actuel de leur réforme ?
Le relativisme peut être positif tout autant que négatif. A l’intérieur de cette théorie générale, il faut établir des hiérarchies et des critères. Ce sont les relations qui comptent, et je pense que dans cette esthétique basée sur la subjectivité, il est très important de maintenir la comparaison entre les œuvres et les personnes. Je n’ai pas d’autre définition de l’art que que celle-ci : c’est une pratique qui consiste à produire des relations au monde ; ce sont ces relations qui sont passibles d’un jugement, qu’il soit esthétique, moral ou politique.
Cette question, j’y réponds d’une certaine manière dans le livre en abordant la question de la beauté en termes énergétiques : ce qui fait qu’une œuvre d’art traverse les siècles, et qu’elle préserve sa qualité d’interlocution avec des regardeurs, réside dans sa complexité. Lorsqu’une œuvre ne répond qu’à une impulsion momentanée, la génération suivante ne la regardera plus. Le critère, ce serait alors la richesse énergétique d’une œuvre, sa puissance d’interlocution. Certaines œuvres, comme certaines personnes, résistent à l’épreuve du temps – ce que j’appelle encore la capacité d’interlocution durable. Une belle œuvre, pour employer un critère occidental, est celle qui génère des dialogues durables.
Beaucoup de jeunes artistes en ce moment refusent de produire, d’ajouter des objets au monde. Quelle place peuvent ou doivent-il·elles occuper dans le monde ?
Ce n’est pas une question que j’élude dans le livre, mais c’est un autre sujet. Pour moi, il n’y a rien de matériel, et distinguer ce qui l’est de ce qui ne l’est pas reviendrait à reconduire un système binaire, cela même contre quoi Inclusions est en guerre. On sait très bien aujourd’hui que la blockchain [technologie de stockage et de transmission d’informations qui permet de partager des données sans intermédiaire] qui sert de base aux NFT, représente l’équivalent en énergie gaspillée de la production annuelle de l’Equateur. Je pense que les artistes les plus excitants sont ceux ou celles qui ont compris qu’il n’y a plus de distinction entre forme et fond. Il faut inclure l’immatériel et le matériel dans une nouvelle perspective : pas forcément produire, mais conduire.
Comment, alors, s’engager ? En produisant des représentations complexes du monde, ou en tentant de répondre de front à une situation ?
L’art souffre toujours d’éluder la complexité, au profit de signes plus immédiatement efficaces. Or, pour moi, l’art est la réserve naturelle de cette complexité-là. C’est précisément ce que toutes les autres machines de production essaient de contrecarrer voire de détruire.
Est-ce votre diagnostic des politiques culturelles actuelles ?
Oui.
Inclusions – Esthétique du capitalocène (PUF/“Perspectives critiques”), 240 p., 16 €
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