Au Musée Guimet, la peinture de T’ang Haywen, Chinois installé à Paris dès l’après-guerre, est enfin reconnue à la hauteur de Zao Wou-ki.
La figure du peintre chinois installé à Paris reste dominée dans l’histoire de l’art, autant que dans la mythologie française, par Zao Wou-ki (1920-2013), cet artiste exilé en 1948. Rattachées dès le début des années 1950 à la nouvelle École de Paris, puis à l’abstraction lyrique (Hartung, Riopelle…) ses calligraphies et ses encres de Chine ont fait l’admiration de Pierre Soulages, Henri Michaux et de tant d’autres. Dans l’ombre de ce géant de la peinture, un autre artiste Chinois, T’ang Haywen (1927-1991), arrivé à Paris la même année que Zao Wou-ki, a pourtant construit une œuvre aussi lumineuse que la sienne, mais longtemps restée dans les marges du paysage artistique. Car T’ang Haywen, installé dans un petit appartement du 14e arrondissement de Paris, ne fut pas un artiste stratège, prêt à se livrer de manière opportuniste aux codes du milieu pour asseoir sa notoriété.
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Au dépouillement de ses gestes picturaux, il ne cessa d’ajuster la modestie de sa propre existence : peindre suffisait en soi à la remplir, à lui donner un sens, au-delà de la gloire et du confort. Sans galeriste influent et avec peu de soutien de la part des institutions, le peintre n’a pratiquement pas connu de son vivant les signes d’une quelconque reconnaissance publique. Au point même qu’à sa mort, ses œuvres, récupérées par l’État, ont été dispersées aux enchères, sans qu’elles ne soient vraiment appréciées à leur juste valeur.
Une magistrale exposition
C’est ce manque de reconnaissance que répare aujourd’hui le musée Guimet en consacrant une magistrale exposition au peintre chinois, suite à la donation de 200 œuvres et 400 pièces d’archives personnelles faite au musée en 2022.
Avouant elle-même qu’elle avait été frappée par l’intensité de ces œuvres au moment où elles lui ont été présentées, la commissaire de l’exposition Valérie Zaleski, conservatrice des collections de peinture chinoise et d’art bouddhique au musée Guimet, estime que la peinture de T’ang Haywen est parfois tout aussi audacieuse que celle de Zao Wou-ki par la délicatesse et l’audace formelle de ses gestes.
Des gestes de peintre qu’il a commencé à apprendre dès son arrivée à Paris, ville de tous les fantasmes artistiques concentrés dans le quartier de Montparnasse, en suivant des cours à l’Académie de la Grande Chaumière. Comme Za Wou-ki, il s’ouvre alors à la modernité occidentale, à l’usage de la toile, de la peinture à l’huile, sans renoncer à sa propre culture, à l’art de la calligraphie et de l’encre. Il revendique déjà, par sa signature même, rouge en forme de sceau, cette fusion entre ces deux mondes qui vibrent en lui. Aux côtés de Zao Wou-Ki, mais aussi de Chu Teh-Chun (1920-2014), il se fond dans l’effervescence artistique du Montparnasse de l’après-guerre, ajustant ses rêves à la réalité de son destin.
Un trait d’union
Ce que le parcours pensé par Valérie Zaleski éclaire, c’est combien sa peinture en construction s’est imposée au fil du temps comme “un trait d’union entre la tradition asiatique de l’encre monochrome pure et l’influence occidentale de la couleur éclatante, entre figuration et abstraction, ou plutôt la ‘non-figuration’ comme il préférait la décrire”.
Des petites aquarelles, influencées par la peinture des grands maîtres français d’alors (Cézanne, Gauguin, Matisse ou Klee) dominent ses années d’apprentissage. Il s’essaie alors à des portraits et autoportraits, mais aussi des natures mortes et des paysages, peints à l’huile, s’appliquant à assimiler les formes de l’art occidental. Ces premières aquarelles font place dès les années 1960 à des paysages abstraits et calligraphiques, entre couleurs vives et monochromes. Il explore de nouveaux formats et médiums, comme ces peintures sur carton lisse Kyro associant modes occidentaux et chinois. Les gris, parfois par un mélange de pigments blancs et noirs ou par un lavis d’encre, s’imposent nettement dans ses peintures.
Mais c’est à partir des années 1970 qu’il atteint surtout sa pleine maturité artistique, à travers ses magnifiques peintures en diptyque. La dualité entre couleur et monochrome, mais aussi entre figuration et non-figuration, anime son geste. Comme l’incarnation d’une tension constante entre le plein et le vide, le noir et le blanc, le monde visible et le monde de la pensée, le silence et la présence. T’ang Haywen justifiait ainsi son attraction pour le motif de la dualité : “La voie de la création en peinture unit deux éléments apparemment contraires. C’est de leur résultante qu’émerge la force créatrice”. Travailler à la fois sur le vide et le plein, “comme le balancier d’une pendule”, ce fut sa vie même. Une vie inspirée par le taoïsme et par un peintre chinois du 17e siècle, Shitao, qui disait : “À partir de l’Un, l’innombrable se divise, à partir de l’innombrable, l’Un se conquiert”.
Un cahier de retour au pays natal
Tout est dit : à Paris, T’ang Haywen s’inscrivait pleinement dans la tradition chinoise. Sa peinture peut se lire aussi comme un cahier de retour au pays natal. Un cahier mental et plastique, contaminé par la physicalité occidentale, mais fidèle à ses origines fondatrices. Du début des années 1970 au milieu des années 1980, T’ang Haywen peint ainsi de grands diptyques sur carton Kyro aussi bien à l’encre qu’en couleur. Ils forment le sommet de l’exposition, qui place ensuite à d’autres expérimentations menées dans les années 1980, avec le format en triptyque, et ses ultimes monochromes à l’encre.
Courte mais dense, pleine des vides qui peuplent ses toiles dépouillées, l’exposition fait honneur à une œuvre ouverte à la lumière dans sa noirceur même. Son ascétisme apparent semble sans cesse gagné par une énergie vitale inépuisable. C’est au cœur de ces paradoxes, dans cette conversation des contraires, qui pour lui formaient un continuum, que la peinture de ce Chinois à Paris puise ses secrets magnétiques.
T’ang Haywen, un peintre chinois à Paris (1927-1991). Musée Guimet jusqu’au 17 juin.
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