Autour d’Albertine, le personnage fictionnel de “La Recherche” de Marcel Proust, l’exposition “La Fugitive” rassemble une quinzaine d’artistes décidé·es à prendre l’espace sans cependant s’y donner. Tentative d’autodétermination.
Dès le titre, c’est une stratégie qui s’épelle. La Fugitive, donc, l’exposition de rentrée du Crédac, le Centre d’art contemporain d’Ivry. Soit une vingtaine d’artistes, et un grand nombre de nouvelles productions, réuni·es autour de la figure d’Albertine.
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Si le nom annonce Proust, et plus encore le personnage féminin qui apparaît dès le deuxième tome d’À la recherche du temps perdu, c’est ici un retardement : Albertine, partout évoquée, est aussi celle qui ne cesse de se défiler. Dans le livre, Albertine est fuyante, et son autodétermination est à ce prix. De la part de l’auteur, c’est certainement un choix : veiller à ne pas assigner les êtres à des catégories, et tenter, de l’intérieur des ressources du langage, de construire la scène d’une apparition qui, en même temps, la protège du voyeurisme. Mais de la part de la réception des critiques, contemporain·es de l’auteur tout autant que du ou de la lecteur·trice actuel·le, cependant, c’est une tout autre affaire : forcément, Albertine serait un homme.
Albertine : ni Albert, ni Alfred
“On a très tôt voulu réduire l’Albertine de Proust à un Albert ou un Alfred maqué en femme”, écrit Claire Le Restif, directrice des lieux. De la part d’Ana Mendoza Aldana, la commissaire d’une proposition qu’elle a portée et co-signée avec la première, il en va d’une source de fascination, et d’un objet d’étude de longue date.
Et de rappeler que de l’apparente évidence d’une assignation masculine, on glisse très vite vers une invisibilisation pure et simple. “Son aspect queer le plus prononcé est peut-être spécifiquement celui-ci : être ignorée par la politique dominante.” Or si Ana Mendoza Aldana a voulu lui consacrer une exposition, il en allait à la fois d’un objet de recherche personnel, alimenté, stratifié, consolidé au fil des dernières années, tout autant que d’une méthodologie d’exposition, et d’un certain regard, un autre, porté sur le monde.
Ainsi, on retrouve des noms familiers, des artistes comme Anne Bourse, Tirdad Hashemi, Soufia Erfanian et Autumn Ramsey – toutes déjà vues en solo, et en galerie, au cours de l’année précédente à Paris. Certes, elles sont placées en dialogue avec des figures historiques, Chantal Akerman (1950-2015), Lena Vandrey (1941-2018) ou Marie Laurencin (1883-1956).
Déjouer la prédation
Mais ce qui frappe, et fait exposition, est un parti pris dans le choix des pièces elles-mêmes. Ici, et le contraste est bienvenu avec le panorama actuel prévalent dans les institutions, il n’y a pas de corps lesbien offert, mais un infini jeu de miroirs et de faux-fuyants.
Tout au plus un corps collectif, qui s’éprouve comme tel, doté d’une histoire militante, de compagnonnages transtemporels et de lieux, outils et réseaux actuels. Ana Mendoza Aldana le rappelle : “Dans La Recherche, Albertine est seulement évoquée par fragments, dont certains sont contradictoires entre eux.”
Alors, si la question de la visibilité est centrale, elle évite l’écueil de la représentation. Quelque chose affleure, prend l’espace sans cependant s’offrir. Les peintures de Jean Sagazan désindividualisent les danseurs. Les sculptures de Cécile Bouffard sont des prothèses-ventouses.
Il n’y a pas d’objet lesbien, pas de représentation lesbienne. Plutôt le sujet d’un regard, comme une manière de s’insérer dans le monde. Et une méthodologie pour tou·tes les fugitif·ives de la norme dominante.
La Fugitive, jusqu’au 18 décembre au Centre d’art contemporain d’Ivry – le Crédac.
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