Pour sa première rétrospective en institution parisienne, Anita Molinero décloisonne le musée d’Art moderne. Afin de laisser s’exprimer brute et magistrale la violence sociale tout autant que la part pulsionnelle des matériaux de la rue, la sculptrice leur donne forme en les défigurant selon un ensemble de gestes explorés depuis près de quatre décennies.
Tout comme on parle d’une violence sourde, les sculptures d’Anita Molinero sont aveuglément libidinales. Au seuil d’Extrudia, on hésite : le plateau qui s’ouvre devant nous peine à contenir le déferlement qui, au fil d’œuvres prenant leurs aises au mur, au sol, aériennes ou avachies, éructe et jubile.
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S’avancer, ou plutôt s’immerger, revient à prendre à rebrousse-poil les règles de bonne conduite admises entre ces murs, dans cet espace symbolique invitant à la contemplation apaisée, au jugement de goût (beau, bon, utile, agréable), à la satisfaction désintéressée. On pourrait également ajouter : un espace social, vecteur de reproduction et d’exclusion, hiérarchisant les corps percevants selon leur propension même à se détacher ou non de l’affectif et de l’haptique.
Bonbon toxique et diabétique
Alors forcément, lorsque nous toise, sans gêne aucune, une cabriole dionysiaque de plastique rose fluo – chaque élément, bonbon toxique et diabétique, suspendu par un câble en acier (Souvenir d’Oyonnax, 2007) –, et que lui répond non loin son pendant lourdement armaturé – sur lequel pendouillent des oripeaux d’une consistance de cervelle raplapla (La Fiancée du pirate #1, 2012) –, c’est d’abord une jubilation primale et interdite.
Le plaisir est immédiat, doublement tant il parle aux pulsions, au bas du corps, aux réflexes partagés, à tout ce qu’il a fallu désapprendre. C’est donc par là que l’on commence, et que nous attire l’artiste, par ces formes qu’on ne soupçonne guère de vouloir nous dire ou nous inculquer quoi que ce soit, et qui simplement sont, existent, malpolies et mutiques, butées et bienheureuses.
Un second regard jeté aux cartels, car les habitudes ont la vie dure, nous apprendra qu’il s’agit, pour la première de ces deux œuvres, de plastique thermoformé, et pour la seconde, de pots d’échappement et de plastique. Depuis les années 1980, Anita Molinero décline une œuvre reconnaissable entre mille : son vocabulaire prend le parti du réel, celui qu’elle ne transfigure ni ne figure mais présente brut, tel qu’en lui-même. Ses matériaux sont ceux de la rue. Ce sont des poubelles, des tuyaux d’échappement, des plots de chantier, du polystyrène extrudé (le titre de l’exposition en provient), des phares de voiture ou des boîtes McDonald’s.
Il n’y a plus d’image, plus de discours, seulement une expression viscérale, exacerbant parfois “les humeurs et colères de la rue”
Mais parce qu’on ne les regarde guère et qu’on les considère encore moins, la simple opération de les déplacer dans un contexte d’art ne ferait que renforcer les mécanismes de validation établis : de l’institution, mais aussi de l’artiste, changeant la boue en or par leur autorité ininterrogée.
Anita Molinero, au contraire, part de ces matériaux mais ne s’y arrête pas. Elle les confronte, s’inclut en eux. Elle les défigure afin de mieux leur donner forme. Il n’y a plus d’image, plus de discours, seulement une expression viscérale, exacerbant parfois “les humeurs et colères de la rue”, ainsi que l’exprime la sculptrice, et qu’elle prolonge à son tour par torsion, accumulation ou combustion.
Depuis les années 1990, il s’agit pour elle de donner corps, et faire monde, à partir des vestiges signifiants d’une société de consommation qui, lentement, glisse vers une financiarisation plus insidieuse encore – l’abstraction déshumanisante est en marche, celle qui, insistera l’artiste, ne nomme plus les corps qu’elle broie, et désigne les SDF par un simple sigle.
Le précariat à l’ère du plasticène
Il serait en cela également possible de recevoir aujourd’hui son travail en écho au tournant néomatérialiste des années 2010, dans la philosophie et dans l’art, où une nouvelle sculpture veut transcrire sans la représenter une ère en mutation : celle de la classe du précariat à l’ère du plasticène, par ses matériaux anonymes et par l’exacerbation dystopique.
Une artiste comme Pamela Rosenkranz déclarera notamment qu’il est plus intéressant de parler du matériau qui détermine le travail que de l’identité de l’artiste, permettant de résumer l’approche de toute une génération, de Sean Raspet à Timur Si-Qin ou Josh Kline. Avec le recul, ces artistes auront certainement un peu trop rapidement lâché le corps pour la post-nature, et la rue pour les espaces de coworking.
Le regard rétrospectif sur les quatre décennies de travail d’Anita Molinero permet de mesurer combien ces prismes-là perdurent : le corps, la rue, mais aussi la violence de classe redoublée par la précarité écologique. Alors, comme horizon insurpassable, jubiler de tout cramer ou plutôt de tout extruder ?
Extrudia d’Anita Molinero, jusqu’au 24 juillet, musée d’Art moderne, Paris.
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