Eva Ionesco raconte sa mère, Irina Ionesco, décédée fin juillet à 91 ans, dans un texte spécialement écrit pour “Les Inrockuptibles”. Celle qui a consacré son film “My Little Princess” et son livre “Innocence” à son enfance aux mains d’une mère toxique a choisi de revenir sur les débuts de la photographe de talent.
Ma mère, Irina Ionesco s’est éteinte le 25 juillet à 5 h 28 du matin, je suis en Corse au couvent Saint-François à Oletta tenu par Candida Romero, dans une cellule où il m’est permis d’admirer par la fenêtre une végétation luxuriante, de ce jardin dont ma mère me parlait comme d’un incroyable havre de paix, accueillant ses longues heures de lecture, protégé par le grand arbre planté par ses oncles, il me reste en souvenir une photographie. Engoncée dans un manteau noir, debout devant une toile peinte à la Romaine, portant une couronne, tenant un certificat dans les mains, elle a été promue première de la classe, elle a dix ans. Une fierté pour elle qui jusqu’à l’âge de ses quatre ans vécut chez “des gens” du côté de Saint-Mandé, avant de rejoindre la Roumanie, ce n’est qu’après avoir fui la guerre qu’elle s’installa momentanément dans l’appartement du 16, Boulevard Soult, où vivait sa mère par intermittence, elle l’investit par la suite pour faire la majorité de ses photographies, voulant toujours partir ne s’en allant jamais vraiment.
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Irène adorait la Roumanie, souvent elle me parlait de l’intrépide Cousin Faust, son camarade de jeu. Ils se mêlaient aux gitans de Constantza, parfois ils entraient dans les églises pour embrasser la vierge aimantée, avalant les pièces de monnaie, avec ce butin, Irina s’achetait des livres, de la pastèque et du Halwa dans le but de retrouver le grand arbre, et le Cousin se payait toutes sortes de prostituées dans le quartier interdit. Elle aimait le suivre dans ses déambulations sans fin, c’est avec Cousin Faust qu’elle vit pour la première fois les femmes nues et parées venues d’Orient, de Turquie, d’Odessa. Toute sa vie elle n’a eu de cesse de reproduire ce que le regard de l’enfant a secrètement capté dans ces appartements de la prostitution où se mêlaient les diseuses de bonne aventure, les charmeurs de serpents, les saltimbanques, les musiciens, les tenancières et les tenanciers. Margareth sa mère s’entraînait pour le trapèze à Mamaia, aujourd’hui le Saint-Tropez de la mer noire, une immense bande de plage face à Odessa où s’alignent toujours des dizaines de cirques. Je l’ai parcourue de long en large, puis erré à Shanghai où vivait plus tard sa mère, elle était aussi sa demi-sœur – à cause de l’inceste.
Arrivée à Paris à seize ans, Irina habite Pigalle, un autre quartier interdit, suit des cours de danse classique à Clichy, rencontre Breton. Sa passion pour le surréalisme, que l’on retrouve dans ses images, vient de cette époque. Mais Constantza et ses maisons de passe resteront inscrites à jamais dans son œuvre picturale. Cousin Faust et Irina aimaient aussi le spectacle des mariages orientaux et des enterrements orthodoxes avec leurs pleureuses, leur orchestre, avant de s’en souvenir pour mieux les photographier il y eut des carnets encombrés de dessins, des lettres. À Pigalle, elle élabore un numéro de cabaret avec des serpents et un autre en couple avec un lanceur de couteaux qu’elle quitta à Stockholm à cause de son ivrognerie. Puis il y eut l’Afrique noire, longtemps, elle y attrapa le paludisme. Je me souviens d’une autre photo qu’elle me montra, elle est parmi une équipe de chercheurs, debout sur un gigantesque tronc d’arbre, au-dessus du bras d’une rivière, elle me dit : “Tu vois, j’ai de la chance, je suis la seule de l’expédition à avoir survécu de tous ceux-là, j’ai échappé tant de fois à la mort pendant la guerre, avec mes poumons malades en sana”. Au début des années 1960 elle rencontre un Iranien, gère son restaurant La Rose d’Ispahan où l’on voyait la princesse Soraya, côtoie mon père aux Deux Magots, un espion qui ne m’a pas reconnue, puis tomba sur Corneille à la Coupole. Le peintre membre du groupe Cobra lui offrit son appareil Nikon. Avec son objectif, Irina se souvient de ce qu’elle a vu enfant, possédée elle recrée ses visions dans sa chambre à coucher, bien sûr elle connaît la magie noire. Elle adorait l’Égypte, elle y a vécu, elle aimait aussi beaucoup le Japon. Une phrase absurde me revient alors qu’elle était dans son bain et je n’avais que huit ans, “Ma fille, il faut être idiote pour faire jouir un homme”.
Elle me photographia dès mes quatre ans, abusant de moi, à outrance – une fixation. “Toi et moi, nous sommes uniques au monde”, me disait- elle. Mon fils Lukas était proche de Luna, son surnom donné par mon fils, elle l’appelait Bruce du nom de son chat alors il emprunta pour elle celui de son autre chat, Luna. Grâce à Lukas, j’ai revu Irina, nous avons pu discuter à l’hôpital Rothschild où elle nous a confiés me remettre, puisque j’avais si bien participé à son œuvre avec tant de dévouement, à moi ainsi qu’à mon fils, ses négatifs. Allongée dans mon lit au couvent je regarde la photo que j’ai prise d’elle dans son cercueil, elle est paisible et belle, elle porte du rouge à lèvres, ma mère est décédée, elle n’est pas morte.
Eva Ionesco.
Dernier livre paru : Les Enfants de la nuit (Grasset).
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