Lauréate du Prix MAIF pour la sculpture 2022, Émilie Perotto pratique une sculpture élargie à ses situations d’interaction. Pour son projet intitulé Datasculpture, l’artiste emmène la visualisation de data vers la troisième dimension.
Votre pratique de la sculpture embrasse la quasi-totalité des registres du médium. Comment cette exploration a-t-elle commencé ?
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Émilie Perotto – Je faisais de la sculpture depuis une dizaine d’années lorsque j’ai eu besoin de tout remettre à plat. J’ai senti qu’il fallait que je me débarrasse de tout ce qui semblait aller de soi. En 2013, je me suis inscrite en thèse de recherche-création à l’Université Aix-Marseille en co-tutelle avec les Beaux-Arts de Marseille. J’ai passé plusieurs mois avant de pouvoir refaire des pièces, et pour moi, ça a été fondamental. J’avais de plus en plus de mal à me dire que la création artistique puisse se réduire à produire des objets – jusque-là, mon travail était perçu ainsi. En parallèle, j’ai aussi commencé à faire en sorte d’être rémunérée pour des prestations, plutôt que par des ventes.
Cela a totalement changé ma manière de faire de la sculpture. Je me suis rendue compte qu’il n’était pas important pour moi que mes sculptures aient des CVs d’exposition, mais qu’en revanche, je souhaitais qu’elles puissent rencontrer des gens. J’ai soutenu mon doctorat en 2016, et dans la foulée, j’ai constitué un groupe qui se nomme « Les Spécialistes de la Situation Sculpturale ». Chacun.e peut proposer des situations, et tout en venant de professions diverses et variées, iels le font sous ce nom-là. Ces spécialistes ont signé des sculptures mais pas uniquement : nous avons produit un site internet doté d’un glossaire, dont nous avons tiré des lectures-performances.
Quel serait un exemple représentatif de ces situations sculpturales ?
L’une de mes sculptures se nomme Diligence. Elle est façonnée en pâte à modeler auto-durcissante et formée des lettres de son titre. Je l’ai inscrite sur un site de partage d’objets, et c’est ainsi qu’elle a voyagé depuis la fonderie qui l’a coulée et moulée pour arriver au FRAC Poitou-Charente puis au Centre Pompidou, avant de reprendre la route en direction du centre d’art du Domaine de BoisBuchet. La sculpture n’est pas emballée, car je demande aux conducteur.rices de l’installer sur le siège avant. Elle leur tient donc compagnie pendant le trajet : iels m’envoient des photos d’elle ou me demandent ses goûts musicaux. Les contrats de prêt ont été remplacés par la confiance, et le stockage par le partage de la vie de la personne ou du lieu qui l’héberge. C’est typiquement un projet qui est né de cette autre façon de faire de la sculpture et qui a également un impact sur la pièce elle-même : les dimensions, les matériaux et l’assemblage, pensés de sorte à ce qu’elle puisse être vue tout le temps sans risque de casse ou de dégradation.
Comment est née l’idée du projet que vous avez proposé au Prix MAIF ?
Le projet découle de cette même approche élargie de la sculpture. J’avais conscience que c’était un risque, car il générait un nombre de problèmes complexes par lesquels j’espérais ouvrir des pistes de réflexion pour l’avenir. Pendant l’oral devant les membres du jury, j’ai abordé la manière dont la sculpture pourrait modifier les enjeux de la collection du Prix. Normalement, une sculpture qui rentre dans une collection est plutôt destinée à être stockée. La MAIF se chargeant d’assurer des biens et des corps, je me suis dit qu’une collection d’art devrait également pouvoir évoluer au-delà des objets fragiles et précieux. J’ai donc proposé que la sculpture prenne place sur une chaise choisie parmi les stocks du siège de la MAIF. Je ne voulais pas un dispositif muséal, mais que le visiteur.rice puisse s’asseoir au même niveau que la sculpture.
Depuis 2020, le Prix est orienté vers les nouvelles technologies. Au cours des éditions passées, les lauréat.es ont utilisé l’impression 3D béton (Goliath Dyèvre et Gregory Chatonsky en 2020) ou l’impression 4D (Marion Roche, en 2021)… Qu’en sera-t-il chez vous ?
J’avais déjà postulé il y a quinze ans avec un projet qui ne correspond plus à ma pratique. En lisant l’annonce cette année, quelque chose m’intéressait : lorsque je pense au numérique, je pense à des chiffres, et lorsque je pense à des chiffres, je pense aux data. C’est quelque chose de passionnant, mais qui est encore difficilement accessible faute de médiation. J’ai donc commencé à m’intéresser à la data visualisation. Le souci, lors d’une représentation en deux dimensions, est qu’il faut choisir entre le haut et le bas, ce qui implique d’emblée un point de vue situé. J’ai eu envie d’explorer une visualisation en trois dimensions avec un point de vue qui changerait par la manipulation. Pour cela, le projet final utilisera l’impression céramique numérique.
Quel rôle joue le choix des données qui seront proposées à la perception corporelle ?
La sculpture n’est pas seulement un outil de transposition, car dans ce cas précis, il s’agit bel et bien d’une sculpture que je signe. Ces data, je dois donc les assumer. Dès l’étape du projet, j’avais envie de matérialiser des inégalités. J’ai choisi de comparer par pays la richesse en nature et le niveau de vie de la population. Je me suis penchée sur le classement des dix-sept principaux producteurs d’or dans le monde en 2017. On retrouve les grandes puissances économiques, comme la Chine, le Canada ou l’Australie, et à la dix-septième place, le Mali, un pays dont on entend surtout parler pour la pauvreté ou la guerre. J’ai ensuite regardé pour chacun la mortalité infantile : dans ce pays, elle explose sans commune mesure avec les autres. Deux histogrammes en volumes reliés en forme de L permettent de mettre tout de suite en rapport ces deux indicateurs.
Au cours de cette démarche prospective, avez-vous rencontré des contraintes ou des imprévus ?
La première est de rester très lisible. J’aimerais que les informations soient les plus précises possibles, et qu’elles puissent figurer directement sur la sculpture. Sur la dernière maquette que j’ai réalisée, j’ai travaillé avec un designer pour m’aider dans le choix des mots et de la typographie. La sculpture finale sera peut-être un peu différente. J’ai aussi proposé à la MAIF d’intervenir dans la discussion du choix des données. Cet aspect collaboratif est crucial pour moi, quel que soit le type de projet. Même si la pièce va bel et bien voir le jour, j’envisage davantage le Prix comme une bourse de recherche que de production : c’est pour moi l’occasion de mettre en place des procédés qui pourront être réutilisés par la suite, par moi ou par d’autres.
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