Du côté de La Havane, une bande d’ados traîne au parc. Dans un livre retenant leurs regards dénués d’illusion, le photographe bruxellois fixe ces instants de vie dont l’éclat magnifique nous reste longtemps.
“Quand l’amour vient frapper à ma porte, je refuse littéralement de le laisser entrer. Je tourne le dos aux effets involontaires que ramènent les sensations qu’il provoque dans mon corps, je fais un pas de côté avant de fuir un sentiment qui semble étranger, sans réaliser qu’il est déjà en train de pousser en moi, déjà là alors même que je crois le combattre.”
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Ces mots désemparés sont les premiers d’un beau texte intitulé ¡Puta Vida!, écrit à l’origine en espagnol par une jeune fille de 17 ans, Oriss Abreu Pavie.
Oriss, Leslie, Oscar, Gabriela et les autres
Oriss est de La Havane. Elle traîne comme d’autres ados de son âge à El Chivo, un parc sur les collines de La Víbora. C’est là qu’en 2018, Oriss a donné ce texte à Vincent Delbrouck, photographe belge né en 1975 et déjà auteur en 2009 d’un livre incroyable sur La Havane : Beyond History (sous-titré Poetic Documentary vs Dirty Realism, un assez bon résumé de sa façon de faire : aller droit aux choses pour atteindre l’épaisseur poétique).
Delbrouck, durant des semaines, a photographié Oriss, mais aussi Leslie, Oscar, Gabriela, Solanch, Addiel, Leonardo, Sharawi et Marcel. Toute la bande, qui habite son nouveau livre Champú, du nom d’un rhum clandestin dilué à on ne sait quoi, que les ados de Cuba boivent dès qu’ils et elles sont en bande.
Un truc qui n’appartient pas au commerce des adultes, parce que trop sucré, trop âpre, trop dégueulasse, ou trop innocent.
Spontanéité et grâce
Champú a le même goût que cet alcool réservé aux êtres qui ont la jeunesse pour seule fortune. C’est un livre en apparence trop sucré mais dont l’effet de vertige grandit à chaque lecture. D’abord, on voit surtout sa spontanéité et sa grâce.
Puis, on est happé·e par sa lumière, ces couleurs presque aveuglantes que Delbrouck arrive à pousser assez loin sans qu’elles ne saturent ou ne forcent son écriture. Non, au contraire : la lumière est là, indiscutable, car elle émane des jeunes gens eux-mêmes.
Enfin, on est saisi·e par sa puissance scénaristique, tant Champú se déroule tel un film, dans lequel il ne se passerait enfin plus rien ; rien que des temps morts, des blessures silencieuses, des choses que l’ado retient en son for intérieur – ces sensations contradictoires, qui prennent la jeunesse de court.
Avoir 15 ans à Cuba : l’espoir, il n’y en a pas, de l’argent, encore moins, reste la joie d’être ensemble au parc, à écouter de la trap.
Et après…
Après quelques jours avec ce livre, on ne pense qu’à une chose : les rejoindre. Mais cela ne servirait à rien. Ils et elles doivent avoir 20 ans maintenant : le parc appartient déjà à leur passé. À El Chivo, d’autres ados les ont remplacé·es, d’autres histoires d’amour. La permanence des choses n’existe pas.
C’est ce qui rend vitale chacune des photographies de ce livre, qui fixe l’adolescence mais ne lui demande rien en échange, ne lui ordonne rien, et surtout pas de surjouer le danger. Un seul danger est déjà là : celui de devoir vieillir.
Champú, livre doux, n’est pas un manifeste pour la joie, loin s’en faut. “My heart is broke”, a tagué un·e des kids sur un banc. Un autre a fait le choix de se tatouer le visage. Sur le bord des yeux, des larmes. Autour de la bouche, des barbelés. Quand il rassemble ses lèvres, cela donne le portrait d’une génération bâillonnée.
Champú de Vincent Delbrouck (autoédition, Wilderness), 800 exemplaires, 208 p., 50 €. Disponible en ligne.
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