Depuis 2010, l’Ukrainien Markiyan Kamysh arpente la région contaminée de Tchernobyl. Il a tiré de ses excursions un flamboyant récit, La Zone. Nous l’avons accompagné dans l’un de ses trips sauvages au cœur de la jungle radioactive.
C’est presque la nuit noire sur le chemin qui sillonne à travers l’extrémité sud de la “zone”. Une large lune éclaire nos pas. Devant moi progresse Markiyan, notre guide de 28 ans. C’est un “stalker” : un individu qui s’aventure dans le périmètre interdit de Tchernobyl.
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Derrière nous, Alexey, le photographe, ferme la marche. Il est le plus lourdement chargé. Chaque détail compte quand on pénètre dans la zone, mais rien autant que le poids des sacs : les nôtres contiennent, outre le matériel d’Alexey, un sac de couchage, une lampe frontale, une trousse de secours et de quoi manger.
Markiyan a insisté : la zone se “mérite”
Notre expédition sera courte : vingt-quatre heures, soit un temps record pour une exploration qui, normalement, nécessite au minimum une semaine. Et plusieurs années pour connaître à fond une surface de 2 600 kilomètres carrés – à raison d’une dizaine d’incursions par an.
Markiyan a insisté sur ce point, lui qui connaît ce territoire comme sa poche : la zone se “mérite”. Interdite aux civils longtemps après la catastrophe du 26 avril 1986, barrée d’obstacles et de paysages hostiles, elle ne s’ouvre qu’aux promeneurs motivés. Car, surprise, aussitôt en terre contaminée, on ne pense pas aux radiations, mais aux policiers tapis dans les broussailles : l’ennemi numéro 1 de tout clandestin à Tchernobyl.
Une microsociété sauvage
Ces derniers forment une microsociété sauvage. Plus tôt dans la soirée, dans notre Toyota blanche qui roulait le long du fleuve Dniepr en direction de la zone, à deux heures de route au nord de Kiev, Markiyan a passé en revue ses habitants. En plus des “officiels” – scientifiques et ouvriers –, il existe plusieurs groupes tirant profit de ce no man’s land : braconniers, trafiquants de bois, pilleurs de métaux – dépeçant robinets, ascenseurs et épaves de véhicules –, auxquels s’ajoute une faune de marginaux et d’anciens habitants.
Et, régnant sur tout ce petit monde, les gardes-frontières. En six ans, Markiyan a été arrêté sept fois pour une soixantaine d’excursions. Alexey, qui y a déjà réalisé trois reportages, se souvient avoir eu une kalach collée sur la tempe. Dans le meilleur des cas, ça se finit au poste et les interrogatoires durent des heures.
Kamyanka, à environ 20 kilomètres du réacteur numéro 4
C’est pourquoi il faut être prudent. Igor, le chauffeur, a éteint les phares. Nous roulons à présent à la bordure de la zone, près des villages frontaliers, Dytiatky et Goubine, “point d’entrée” célèbre des clandestins et berceau communautaire des babouchkas, ces vieilles paysannes nostalgiques de leur terre avant l’explosion.
Soudain, la voiture s’arrête, nous en sortons précipitamment. Je me laisse entraîner dans un fossé, puis sur une pente que nous dévalons jusqu’au bois. A partir de là, on marche en silence. Markiyan part en éclaireur vérifier que le champ est libre. “Safe”, dit-il. Nous rampons sous les barbelés. La neige pénètre à travers nos vêtements, je prends soudain conscience du froid. Notre guide consulte l’écran lumineux de son GPS. C’est le début d’une longue marche : il est 23 heures, nous arriverons à destination à 5 heures du matin.
Le premier village de la zone s’appelle Kamyanka. Il se trouve à environ 20 kilomètres du réacteur numéro 4 qui explosa la nuit du 26 avril 1986, libérant un monstrueux nuage radioactif. Le surlendemain, tout le monde était parti (135000 habitants évacués) et on donna des frontières à l’aire contaminée : un noyau dur d’une circonférence de 10 kilomètres autour de la centrale, doublé d’un second périmètre de 30 kilomètres de rayon clôturant l’ensemble de cette zone d’exclusion.
Le père de Markiyan a été “dans le feu de l’enfer”
Seuls les “liquidateurs” étaient autorisés à entrer pour décontaminer le site. Ils furent 100000 entre 1986 et 1992 à recevoir les “doses” qui causèrent cancers et dépressions – et à terme la mort. Le père de Markiyan, expert en énergie nucléaire, était l’un d’entre eux. Il a été “dans le feu de l’enfer” : envoyé sur le toit du quatrième bloc en mai 1986.
Pour cette raison “inconsciente”, Markiyan traîne dans la zone. Il veut comprendre l’environnement qui a tué son père. Au début, il éprouvait juste de la curiosité, mais ses sorties lui sont devenues de plus en plus nécessaires – une drogue. Ils sont aujourd’hui des centaines de stalkers en treillis à arpenter cette région synonyme d’horreur.
On y dort, on y boit, on y baise, on y écoute de la musique et on y gobe du LSD
Pour eux, la zone est un terrain de liberté, un lieu de subculture où ces jeunes nés après la catastrophe expérimentent la peur et les limites. On y dort, on y boit, on y baise, on y écoute de la musique et on y gobe du LSD dans des lieux parfois aussi incongrus que l’église délaissée de Krasno, au nord-est de la zone. Impossible de la visiter, nous prévient Markiyan. Trop loin. Pas plus que n’est accessible en un jour Prypiat, ville-fantôme, jadis de 50 000 habitants – sa maternelle, son parc d’attractions, son supermarché et ses carcasses d’immeubles vides dont les photos ont fait le tour du monde.
Il est 3 heures du matin. Kamyanka dévoile ses premières maisons : des baraques en bois détruites par le temps. Nous repoussons des branches d’arbres semblables à des griffes pour accéder aux édifices en ruine. La nature a repris ses droits. Alexey prend des photos.
La pénombre dévoile d’autres traces de vie humaine
La lune projette son éclat blafard sur ces façades délabrées. Il faut cependant activer sa lampe frontale pour voir ce qu’elles dissimulent : tas de gravats, sols défoncés, meubles en pièces, parfois un vieux canapé ressuscitant le souvenir de présences domestiques stoppées brutalement, ce matin de 1986.
La pénombre dévoile d’autres traces de vie humaine : une cuisinière, un fauteuil, une paire de chaussures, un livre à la gloire de Staline ouvert sur une table. Mais aussi, cela arrive, des bouteilles et d’innombrables mégots abandonnés par les squatteurs qui défilent en ces lieux depuis trente ans.
Il faut reprendre notre marche malgré la fatigue : nous ne pourrons pas dormir ici, les maisons y sont en trop mauvais état. Revigorés par cette halte, mes compagnons fredonnent une chanson. Il s’agit de Et Lénine était si jeune dont le contenu patriotique fait les louanges du leader marxiste.
Comment s’inventer un futur en Ukraine ?
Je m’étonne que ces garçons, l’un né en 1988 (Markiyan), l’autre en 1991 (Alexey), connaissent par cœur ces airs de l’Union soviétique. Nés au moment de sa chute, leur enfance a baigné dans son culte – dans les slogans utopiques et les rêves de puissance de l’ex-URSS, dans cet idéal communiste déchu.
A l’image de l’Ukraine qui peine à trouver la voie de son autonomie : après des siècles d’annexion par l’empire austro-hongrois et son voisin russe, le pays s’est trouvé libre mais démuni. Comment se (re)construire une identité ? S’inventer un futur ?
Un pays stigmatisé pour son désastre nucléaire
D’après Alexey, l’Ukraine est douce et pacifique, mais elle a toujours été embrigadée dans des guerres par ces “connards” de Russes. Enfants dans un pays stigmatisé pour son désastre nucléaire, chacun a pris une voie différente : fils de diplomate, Alexey a toujours voyagé.
Sa jeunesse cosmopolite s’est inventée au-delà des frontières. Cela l’a amené à faire une partie de ses études aux Etats-Unis (l’université du Missouri, Columbia). Aujourd’hui, il vit à Kiev de son métier de photographe en vendant ses clichés à l’étranger.
Une identité nationale déchirée par une sanglante guerre civile
Markiyan incarne un autre visage de la jeunesse ukrainienne. Issue de la génération Tchernobyl (née dans les premières années qui ont suivi la catastrophe), sédentaire, assez pauvre, marquée dans sa chair par les événements tragiques du passé, elle tente d’analyser son histoire en la regardant bien en face. De recoller les morceaux d’une identité nationale déchirée, depuis 2013, par une sanglante guerre civile.
Nous explorons de nouvelles demeures en chemin et arrivons dans le village de Yampil. Une maison au toit effondré nous semble habitable. De toute façon, il n’est plus question d’avancer : après six heures de randonnée, nous sommes cuits. Il neige.
Dans la pénombre, chacun organise sa nuit. Mais d’abord, il faut s’alimenter : Markiyan sort de son sac de délicieuses saucisses fumées, Alexey des sandwichs aux œufs brouillés. On fait circuler une mignonnette de vodka. Une gorgée, pas plus. Markiyan a stoppé l’alcool. La nuit dernière, il a fait un cauchemar : une horde de policiers le poursuivait. Alexey a rêvé qu’il était attaqué par un tigre.
Des reliques d’un temps ordinaire, banal, d’avant la catastrophe
Vers 6 heures du matin, nous nous couchons aux premières lueurs de l’aube. J’occupe un vieux sommier où traînent un manteau râpé et des lambeaux de chemise à fleurs. Alexey étale son tapis de sol au-dessus de l’ancien four. Markiyan s’allonge sur un banc étroit. Comment fait-il pour tenir en équilibre ?
L’air est glacial et il faut se recroqueviller en position fœtale pour ne pas trembler dans son sac de couchage. Malgré la fatigue, Alexey et moi n’arrivons pas à dormir à cause des ronflements de Markiyan. Vers 7 heures, nous nous levons. J’ai dormi vingt minutes. Le jour s’est levé et la lumière dehors est magnifique. Markiyan est maintenant assis, emmitouflé dans son sac comme dans un sarcophage.
Des journaux d’époque apparaissent sous le papier peint
Nous contemplons la beauté des champs, baignés tout entier de la lumière dorée matinale. Notre guide propose d’explorer le bourg désaffecté. J’entre dans une maison aux volets bleus. Des rideaux sont encore suspendus au-dessus des fenêtres brisées. Des journaux d’époque apparaissent sous les fragments déchirés de papier peint. J’aimerais comprendre ces articles qui avaient encore un sens le 12 novembre 1985, le 20 mars 1986, etc. Ces reliques d’un temps ordinaire, banal, d’avant la catastrophe.
Les affaires abandonnées sur place ne sont pas un mythe. Ici, sur cette chaise, repose un petit manteau d’enfant. Dévoré par les mites. Là sont jetés pêle-mêle des chaussons et plus haut sur le mur, une chapka toujours accrochée à son clou. Vertige. Ces objets exhibent une humanité disparue qui pourtant nous regarde.
La zone ne se résume pas à une “poubelle radioactive”
Markiyan somnole sous la véranda. Il cherche la chaleur, tel un chat. Déjà, le soleil se voile. Dans son anglais accidenté, il parle de “trash” et de “beauty”. La zone ne se résume pas à une “poubelle radioactive”. Les touristes – les visites sont autorisées sous contrôle du gouvernement depuis 2010 – sont attirés par cette désolation, ce paysage foutu, démembré. Par les reliques de la “virilité” soviétique : le cimetière d’engins militaires radioactifs est tout près d’ici.
Plus jeune, Markiyan aussi cherchait cette surdose d’adrénaline. Il aimait picoler et se faire peur, grimper sur les radars démesurés du “pic-vert russe”, à 150 mètres du sol, et cheminer entre les monceaux de ferrailles gigantesques. Il a bu l’eau des rivières qui coulent à proximité de la centrale – les “dirty places” où s’affolent les dosimètres. Il s’enivrait de terreur. Il s’est laissé vampiriser par la folie de Tchernobyl.
Mais Markiyan a cessé de faire son “Bukowski”. Son regard a changé. La zone est devenue un lieu de “contemplation”. “Que pensais-tu trouver dans le monde irradié, demande-t-il. Du malheur, des ruines ?” Mais Tchernobyl, c’est l’inverse. Tout dans ces paysages champêtres et destroy indique une renaissance : les arbres, les forêts épaisses, les vagabonds avides d’aventures. Les gens “vivent” ici. Pour eux, la zone est une “oasis de bonheur”. On y existe comme dans Moon, de Duncan Jones (le fils de David Bowie). Ce discours empreint de lyrisme aurait le pouvoir d’attendrir un ours. D’ailleurs, il y en a dans le coin, ainsi que des loups, des lynx. Mais tout de même, Tchernobyl, un paradis ?
Nous atteignons la lisière de la zone cernée par les patrouilles
Nous avons marché 18 kilomètres pour arriver jusqu’ici : il nous faut à présent repartir en sens inverse. Pendant notre périple de retour, entre les pins et les marécages, sous les étincelles nées du contact de la pluie contre les fils du réseau électrique, les deux garçons débattent du photographe Igor Kostin et ses clichés sublimes de la zone, des travaux du Nobel de littérature Svetlana Alexievitch et sa Supplication, du film The Tribe de l’Ukrainien Myroslav Slaboshpytskiy sur un internat de sourds-muets, montré à Cannes en 2014 – mes camarades craignent que ce film n’assombrisse l’image de leur pays.
A 22 heures, nous atteignons la lisière de la zone cernée par les patrouilles. On parvient à se faufiler sans être vus. Les genoux et les jambes en compote, nous atteignons la route où notre voiture attend, cachée dans les broussailles. Igor, son propriétaire, en sort, le visage inquiet. Durant notre escapade un attentat a eu lieu : trois kamikazes se sont faits exploser à Bruxelles. Une nouvelle fois, le monde a tremblé sous les coups du terrorisme islamiste, pendant que nous déambulions en sécurité dans les replis magiques de Tchernobyl.
La Zone de Markiyan Kamysh (Arthaud), traduit de l’ukrainien par Natalya Ivanishko, 192 pages, 16 €
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