Dans son essai exigeant et dense, Médiarchie, le sociologue Yves Citton invite à repenser globalement la question des médias. Plus qu’une simple critique des médias, il élabore une archéologie, qui vise à rouvrir l’imaginaire politique pour en transformer les règles.
Dans son essai exigeant et dense, “Médiarchie”, le sociologue Yves Citton invite à repenser globalement la question des médias, au-delà de ses vices déjà documentés. Plus qu’une énième critique des médias, il élabore une ambitieuse archéologie, qui vise à rouvrir l’imaginaire politique.
Autant que les politiques, ou quasiment à la même échelle d’intensité, comme s’ils partageaient les mêmes traits abimés, les médias font l’objet d’un rejet confus mais généralisé dans nos sociétés depuis une vingtaine d’années. La critique des médias participe, en tant qu’exercice rhétorique, militant, universitaire ou journalistique, à cette condamnation massive, indexée à la question de la connivence, du conformisme, de la manipulation des esprits…
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Parce qu’il est souvent associé à un “système“ – le système médiatique, chargé autant d’éléments réels que de purs fantasmes –, le monde des médias est devenu un pouvoir contre lequel chacun s’énerve quand bien même chacun s’en nourrit chaque jour, pour le pire et le meilleur.
Comme le note le philosophe Yves Citton dans son nouvel essai Médiarchie, la théorie critique des médias est “bien sûr justifiée, nécessaire, stimulante“. Depuis un demi-siècle, cette critique des médias n’a jamais cessé d’évoluer. Qu’elle se fasse en termes d’industrialisation (Adorno, Marcuse), de spectacle (Debord), de domination sociale (Bourdieu), de propagande (Chomsky), d’impérialisme géopolitique (Ramonet), d’idéologie de la communication (Sfez), de misère symbolique (Stiegler), de colonisation publicitaire (Dominique Quessada, Paul Ariès), d’économie de l’attention (Georg Franck)…, cette critique foisonnante apporte des éclairages indispensables pour “mieux comprendre ce que font de nous les médias de masse“, et “comment une meilleure compréhension de ces réseaux peut nous aider à en déjouer certains effets“.
Des multiplicateurs de pouvoir
Pour autant, observe Yves Citton, avec le sens de l’attention et du pas de côté vis-à-vis des normes de pensée qui caractérise son esprit aventureux (à travers de nombreux ouvrages importants des sciences sociales des dix dernières années, de Renverser l’insoutenable à Pour une écologie de l’attention), il manque dans ce paysage de la critique des médias une “vision d’ensemble, et si possible englobante“.
Ce qu’il se propose ici est de “faire autre chose“ que de prolonger l’histoire de la critique des médias. Plutôt qu’à une critique frontale, il se livre à une sorte d’archéologie politique de la nature et de la portée de ce qu’on appelle les médias. Sa vision “à la fois philosophique, politique, sociologique, anthropologique et esthétique“ veut faire apparaître “en quoi les médias ne sont pas seulement des moyens d’information ou de communication, mais des formes d’expérience qui sont en même temps des multiplicateurs de pouvoir“.
Nourri d’un corpus de travaux universitaires méconnus en France, issus pour la majorité d’entre eux des pays anglo-saxons et germaniques, où la culture des “media studies“ est beaucoup plus développée qu’en France, Yves Citton cherche moins à critiquer les médias qu’à essayer de “cartographier » le régime d’expérience qu’ils nous offrent. Ses références – multiples, parfois un peu raides –, ne sont donc pas celles, habituelles en France, des réseaux militants comme celui d’Acrimed, ou des thèses de Mac Luhan, Adorno, Debord ou Baudrillard… Tout au long de son livre, impressionnant d’érudition et très exigeant dans l’attention qu’il requiert de son lecteur, il est vrai parfois un peu perdu, Yves Citton se propose de donner des “outils conceptuels et imaginaires“ pour apprendre à voir, comprendre et questionner en quoi consiste le fait de vivre dans le compagnonnage constant des médias, quels qu’ils soient.
Un brin de folie théorique contre la “médiamanie”
Yves Citton dépasse l’opposition un peu rigide entre médias de masse (supposés obsolètes) et médias en réseaux (supposés innovants) pour s’attarder sur les effets induits par leur articulation constante. Ce sont les “nouages tissés entre eux qu’il faut tenter de débroussailler“. Pour ce faire, l’auteur s’aventure dans des eaux conceptuelles bouillantes, en proposant des “abstractions sensibles“ (plis, strates, coupes, modulations, vibrations, résonances) et en affirmant, tel un manifeste de la pensée, “qu’un brin de folie théorique est le meilleur antidote contre le réalisme désorienté de notre médiamanie commune“.
Comment définir cette médiarchie, qui conditionne largement nos affects, nos humeurs, nos savoirs, nos colères, nos rêves, nos chagrins… ? Nous vivons dans cette médiarchie “dès lors que nos appareils de communication structurent de l’intérieur nos dispositions attentionnelles, et donc nos capacités d’orientation, en organisant nos milieux d’action d’une façon qui excède toujours un peu notre contrôle intentionnel“. Les médias sont donc définis par Citton, en apparence de manière un peu abstraite (mais au fond très concrète), comme “des opérateurs de pliure reconfigurant nos temporalités, nos espaces et nos agentivités“.
Nos sociétés sont médiarchiques en ce sens que “notre attention au réel comme nos capacités d’agir sur lui passent aujourd’hui majoritairement par l’intermédiaire d’appareillages techniques qui conditionnent ce que nous sentons, pensons, exprimons et faisons“.
Au régime cognitif du “pull“, par lequel nos ancêtres encore récents allaient activement chercher la plupart de leur accès à la connaissance, s’est substitué depuis moins de vingt ans le régime du “push”, qui “fait venir à nous des expériences de médialité que nous n’avons pas directement cherché à obtenir“. Ce déplacement dans le mode d’accès au savoir n’est évidemment pas sans effet sur nos formes de vie et nos manières de réfléchir.
La méfiance devant la présence problématique des médias dans nos vies se caractérise par sa triple fonction d’irritation, de simplification et de schématisation. Davantage que nous informer, les médias nous sensibilisent toujours “de façon très sélective à certaines choses plutôt qu’à d’autres“. Leur fonction est de nous faire partager des irritations (plutôt que d’autres) et de nous situer réciproquement par rapport à ces irritations.
La décolonisation de l’intrastructure médiatique
Au cœur de sa réflexion sur la médiarchie, Yves Citton mobilise le terme “d’intrastructuration“, en déplaçant la question de l’infrastructure ou de la superstructure (en vieux marxiste iconoclaste qu’il est resté, fidèle à ses spectres plutôt qu’à ses préceptes). “Les médias font milieu à travers un double effet d’intrastructuration“, écrit-il. Les médias sont en effet au cœur de nos interactions : ils structurent aussi bien nos collaborations que nos conflits. C’est l’intrication de tous les types de médias possibles, qu’ils soient de masse ou innovants, qui structure la médiarchie.
Cette intrication médiatique a pour effet de “coloniser” nos esprits. L’une des idées fortes du livre est précisément qu’une “métamorphose radicale“ de cette intrastructure médiatique doit “être envisagée sur le mode de la décolonisation“. Cet travail de décolonisation “devrait figurer au sommet de tout agenda politique progressiste“.
Il s’agit d’abord de décoloniser les médias de l’impérialisme publicitaire qui “assujettit leur fonctionnement aux besoins de l’emballement consumériste propre à la fuite en avant capitaliste“. Il s’agit ensuite de résister au modèle hégémonique imposé par les Etats-Unis et de maintenir la diversité culturelle à l’heure de la coordination globale de nos comportements et de l’ubiquité du world wide web. Derrière la colonisation publicitaire et la colonisation culturelle, il faut enfin apprendre à identifier les mécanismes d’une troisième colonisation (environne)mentale : “le défi est bien d’imaginer des médias de masse dont la visée soit davantage de stimuler les esprits que de les occuper“.
Tant que nous ne prendrons pas au sérieux cette question, “tant que nous ne surmonterons pas notre cécité aux médias, qui à nos échelles d’interactions actuelles, structurent aussi bien nos collaborations que nos conflits, aussi bien nos individualisations que nos agrégations”, nous serons condamnés à “l’impuissance politique“, estime Yves Citton. “Mieux comprendre ces media (pluriels, différenciés, superposés), ainsi que la médiarchie que compose leur intrication, est une précondition au redémarrage de nouvelles formes d’analyse et de pratiques politiques“, écrit-il.
C’est dans ce souci d’imagination conceptuelle, et d’ouverture vers des horizons politiques reconfigurés, échappant à la loi d’airain de nos médias assourdissants, que le livre d’Yves Citton déploie sa grande singularité. Cette singularité théorique est aussi traversée par des élans poétiques, notamment lorsque l’auteur invite à “archéologiser“ la médiarchie, mais aussi à la “stratifier“, à la “magnétiser“, à la “digitaliser“, ou mieux encore, à “l’habiter“. Mieux habiter la médiarchie, c’est d’abord apprendre à comprendre ses règles et ses usages, comme beaucoup de théories actuelles du design s’y emploient. Une tentative de repérage que le sociologue américain Benjamin Bratton déploie dans un ouvrage essentiel aux yeux de Citton, The Stack, paru en 2015.
”Médiartivisme” et “médianarchisme”
Par exemple, les algorithmes de Google et de Facebook régissent une si grande part de nos perceptions du monde qu’il est problématique de ne pas avoir accès à leur mode de fonctionnement, “comme de ne pas être capable de soulever le capot d’une voiture“. Dès les années 1970, Vilém Flusser prédisait que ceux qui ne développeraient pas une certaine familiarité avec la programmation computationnelle seraient rapidement relégués au statut des analphabètes dans un monde d’écriture.
Notre défi est donc d’apprendre à “habiter une médiarchie numérisée qui en est arrivée à informer presque toutes nos formes de vie“. Il est même plus important encore d’apprendre à la “surprendre“, à “mettre des bâtons dans les roues de la reproduction automatique des catégorisations anticipées”. Déjouer la médiarchie, c’est résister à un ensemble de normes qui, même inconsciemment, nous conditionnent et altèrent une part de notre liberté de penser.
Il est tout aussi urgent d’apprendre à “esthétiser“ la médiarchie, estime Citton, en entrelaçant la question des médias à celle de l’art, comme une voie de salut possible. “Hypnotisés, hallucinés, fantômes de tous les pays, unissons-nous pour esthétiser la médiarchie par le truchement de l’art“, invite l’auteur.
Inventer de nouvelles échelles, conditionnant des façons de penser renouvelées, permettant des styles de réflexion audacieux, c’est ce que Citton appelle “l’enjeu du médiartivisme“, voire du “médianarchisme“. Par-delà ses accents libertaires, proches de ceux que développe la revue Multitudes à laquelle il collabore souvent, Yves Citton propose ici un cadre théorique impressionnant, presque monstrueux dans sa furie conceptuelle et son hypertrophie référentielle.
Se refusant à la facilité d’un brûlot qui ferait des médias un simple ennemi à combattre, il déplace la manière commune de problématiser la question pour la situer au cœur d’une réflexion globale sur nos logiques attentionnelles et sur nos capacités cognitives déterminées par la présence ubiquitaire des médias dans nos mondes intimes. Penser leurs effets sur nos actions et nos émotions, c’est se libérer de leur emprise sans faire le deuil de leur capacité émancipatrice.
Jean-Marie Durand
Yves Citton, Médiarchie (Seuil, 416 pages, 17 euros)
{"type":"Banniere-Basse"}