De basse tâche ménagère, la cuisine est devenue art ludique et populaire. Après avoir réinventé le restaurant, le chef a illuminé de son humanisme MasterChef sur TF1. Ne dites pas à Yves Camdeborde qu’il est le Johnny Rotten de la gastronomie, l’inventeur de la bistronomie, le père spirituel de tous les jeunes chefs qui jaillissent de partout […]
De basse tâche ménagère, la cuisine est devenue art ludique et populaire. Après avoir réinventé le restaurant, le chef a illuminé de son humanisme MasterChef sur TF1.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Ne dites pas à Yves Camdeborde qu’il est le Johnny Rotten de la gastronomie, l’inventeur de la bistronomie, le père spirituel de tous les jeunes chefs qui jaillissent de partout à Paris et en France comme les champignons en automne : son humilité naturelle en souffrirait. Il le martèle de son rocailleux accent rugby, quand il a ouvert la Régalade en 1992, c’était pour se faire plaisir, pas pour créer une nouvelle tendance. Pourtant, en alliant pour la première fois grande cuisine et simplicité de la salle, en réunissant le meilleur de la planète bistrot et de la galaxie étoilée Michelin, il a fait la révolution de la restauration sans le faire exprès. Alors qu’il continue à porter sa faconde et sa généreuse cuisine au Comptoir du Relais ou dans l’émission MasterChef, ses enfants putatifs pullulent, entre nouvelles tavernes, nouvelle génération d’épicuriens et nouvelle presse gastronomique. Du guide Michelin au guide du Fooding, de la Tour d’Argent à Septime, du grand bourgeois d’hier au foodista contemporain, des additions à trois chiffres à celles à deux chiffres, de la sauce béarnaise au yuzu, tout un paysage a basculé dans la modernité et une certaine démocratisation. La bouffe à papa est devenue le rock’n’roll d’aujourd’hui ! Qui l’eut cru (ou cuit) ? Qu’il le veuille ou non, un toast pour Yves Camdeborde, pivot de cette révolution copernicienne.
Yves Camdeborde – A Paris, on assiste à une explosion de nouveaux restaurants et de jeunes chefs. Les mecs comme Marc Veyrat qui disent qu’il ne se passe plus rien dans la cuisine française, qu’ils viennent à Paris. Depuis septembre, au moins vingt jeunes se sont installés, proposant de la cuisine de qualité avec des produits de qualité, à des prix accessibles. A New York, rien n’a changé depuis deux ans. Ici, il y a un dynamisme impressionnant, ça part dans tous les sens, et ça tient la route.
Etes-vous conscient d’avoir été l’initiateur de tout ce mouvement qu’on appelle la « bistronomie » avec l’ouverture de la Régalade il y a vingt ans ?
Initiateur, inventeur, je n’aime pas trop ces mots. J’ai ouvert la Régalade par envie naturelle, pour moi et mes proches. Je ne me suis jamais dit que j’allais créer une nouvelle tendance. J’existe grâce au Ritz, au Crillon, des maisons exceptionnelles où j’ai appris le métier, le travail, la rigueur, la discipline, la cuisson parfaite… Mais j’ai créé la Régalade parce que je ne voulais plus être acteur en représentation sur la scène gastronomique, je voulais être moi-même. Etre moi-même, c’était être avec les gens que j’aime, faire de la qualité accessible au plus grand nombre.
Même involontairement, n’avez-vous pas inventé une nouvelle école de restauration et les jeunes chefs actuels ne sont-ils pas vos héritiers ?
Je m’en rends compte maintenant. On a ouvert une nouvelle voie. Jusque-là, les clients méritaient leur cuisinier ; on a renversé les choses, ce sont maintenant les cuisiniers qui méritent leurs clients. On a fait tomber tous les codes, mais inconsciemment ! La tenue vestimentaire, je m’en foutais. Le comportement, pareil : à table, tu parles fort, tu chantes, tu rotes, tu pètes, ça ne me dérange pas. La vaisselle, on peut en dresser une belle à un prix accessible. Curnonsky disait : « On ne va pas au restaurant pour manger des rideaux. » On va au restaurant pour une belle assiette et passer un moment de plaisir. Partage, convivialité, générosité, ce sont des recettes de base. Je pensais que mes clients seraient de ma génération, 25 ans à l’époque, mais on s’est vite rendu compte que ceux de 40-50 ans avaient aussi envie de ça.
Quand vous avez ouvert la Régalade, en 1992, quel était le paysage gastronomique français ?
De grandes maisons, remarquables, mais qui devenaient des musées. On allait au Crillon comme au Louvre. Ou alors les bistrots traditionnels, comme Au Vin des Rues de Jean Chanrion, où on avait le hareng pommes à l’huile, la bavette échalote et la mousse au chocolat : bon mais pas très novateur, et généralement arrosé de tord-boyaux. Dans ces bistrots, il y avait la convivialité ; nous, on y a ajouté la qualité. On s’est dit, on va faire la même cuisine que dans les grandes maisons, mais beaucoup plus simple dans la forme, et en travaillant sur les vins avec des gens qui nous ressemblent, des artisans vignerons qui avaient les mêmes convictions : faire du vin de qualité à des prix accessibles. On n’a jamais oublié que le coeur de notre métier, c’est l’assiette, pas ce qui se passe dans la salle. Si l’assiette est bonne, l’ambiance suit. Le restaurant, c’est la vie, pas le musée. Vingt ans après, tous les jeunes qui arrivent partagent cette même philosophie.
Cette philosophie est résumée par le mot-valise « bistronomie ». Qui l’a inventé ?
Le premier qui l’a prononcé devant moi, c’était Sébastien Demorand (journaliste et critique culinaire – ndlr). Ça m’insupportait parce que j’avais l’impression qu’on me traitait de bistrotier. J’ai dit à Demorand, non, je suis cuisinier, j’ai fait quatre ans de Tour d’Argent, quatre ans de Crillon, deux ans de Ritz, tu ne peux pas me cataloguer bistrotier, même si j’aime les bistrots. Du coup, les papes de la gastronomie de l’époque nous marginalisaient dans cette case bistrot. Le seul qui m’a dit « Camde, continue comme ça, c’est toi qui as raison », c’était Christian Constant, mon « père » dans le métier. Constant nous a fait découvrir le contact avec la presse. C’est très important. Avoir une relation privilégiée avec les journalistes, ça nous a permis à nous les cuisiniers de nous libérer, de parler. Avant, c’était l’omerta, il fallait respecter les codes, dire ce qu’il convenait de dire. Par contre, les guides, zéro ! Je n’ai jamais vu ni le Champérard, ni le Bottin gourmand. Pudlowski m’a fait le même article pendant dix ans… Ceux qui ont fait exploser le truc sont François Simon du Figaroscope, Sylvie Tardrew de Elle, Martine Albertin du Figaro Madame.
La jeune génération des Septime, Chatomat, Chateaubriand, etc., vous les assumez comme vos descendants ?
Non, ça me gêne un peu. Leur assiette est très différente de la mienne, mais ils ont la même idée de liberté. Un gars comme Grébaut, de Septime, a osé faire ce qu’il avait envie de faire, ce n’est pas du marketing, il cuisine avec ses idées, ses convictions. Je pense que Paris est redevenue la capitale mondiale de la gastronomie.
Cette évolution concerne aussi les produits : il y a vingt ans, on ne trouvait pas de sardine, de maquereau ou de pied de porc sur la carte d’une grande maison. L’autre jour, chez Fréchon, trois étoiles Michelin, j’ai mangé un maquereau au vin blanc exceptionnel. L’émotion du goût n’est pas fonction du prix d’achat de la matière première. Il est possible de s’exploser la bouche avec une carotte.
La cuisine explose au-delà des restaurants, avec toutes ces nouvelles émissions de télé, une médiatisation très forte, à laquelle vous participez aussi en tant que juré de MasterChef. Comment voyez-vous cette é volution ?
Ce qui est très positif, c’est qu’on a démocratisé la cuisine auprès du grand public. On n’est plus obligé d’être grand bourgeois ou très aisé pour bien manger. Aujourd’hui, on peut dire qu’une tranche de bon jambon de Paris avec une patate cuite à l’eau et un peu de beurre, c’est meilleur qu’une lasagne congelée. Ces émissions et cette médiatisation ont aussi redonné de l’importance au cuisinier, pro ou amateur. La cuisine n’est plus considérée comme une basse tâche ménagère. Autre aspect positif, la visibilité de notre métier. Aujourd’hui, le gamin de 14 ans qui veut faire cuisinier ou pâtissier, les parents vont l’écouter, quel que soit le milieu social. Après, cette surmédiatisation a aussi des effets négatifs. On est trop starifiés, or, 80 % de notre métier, c’est de la production, et ça, ce n’est pas marrant. Pour ouvrir cinq kilos de saintjacques, à deux, ça prend une heure. Pendant une heure, on ne parle pas, on se fait violence. En cuisine, on est des machines de haute précision. Il faut être carré de chez carré ! L’excès de starisation me fait peur pour les jeunes. Je crains qu’on assimile notre métier à son paraître médiatique. Or, c’est un métier avec une énorme pression. Quand on cuit une saint-jacques, elle n’attend pas, quand c’est cuit, faut envoyer. Le client attend et la matière n’attend pas.
Et à chaque service, les compteurs sont remis à zéro…
N’importe quel cuisinier est capable de faire une belle assiette. Le plus dur, c’est de faire cinquante belles assiettes, deux fois par jour. C’est la différence entre un bon cuisinier et un grand cuisinier : la régularité. Mais quand on fait une grosse journée et que ça se passe bien, à la fin, on est les dieux du stade !
Que pensez-vous des nouvelles techniques comme la cuisson basse température ou la cuisson sous vide ?
Je suis curieux de tout, mais ces techniques ne me conviennent pas. J’aime bien donner de la vie au produit, le mettre dans la poêle et l’arroser, jouer avec avant de le servir. Avec la basse température, tu peux laisser le produit trois jours au four, ça ne bougera pas.
Et la cuisine moléculaire ?
Quand c’est Ferran Adrià (célèbre chef du restaurant el Bulli, près de Barcelone – ndrl), je suis pour ! Après, la cuisine trop technique, trop parfaite, ça me fait chier. J’ai besoin d’une cuisine qui vit, avec ses défauts. Si tout le monde cuit le poisson pareil, quel intérêt ?
La nouvelle tendance qui consiste à raccourcir les cuissons jusqu’au semi-cru, à séparer les produits dans l’assiette selon un style quasi-structuraliste, vous en pensez quoi ?
J’ai envie de dire : faire cru, c’est facile. Moi, j’aime travailler les produits, les lier avec un jus. En même temps, je me méfie du « c’était mieux avant ». Quand notre génération a débarqué, les anciens disaient « c’est pas de la cuisine ». En 1992, j’ai fait la cuisine de ma génération ; aujourd’hui, les jeunes font celle de la leur. Comme je sais que ces jeunes chefs sont de bons cuisiniers, sincères, profonds, j’essaie d’analyser et de comprendre ce qu’ils font.
Des pays comme les Etats-Unis ou l’Espagne se sont mis à la haute gastronomie, la cuisine française se mêle aux influences étrangères, l’envie de bonne bouffe s’est mondialisée, etc. Comment percevezvous cette globalisation qui affecte la planète cuisine ?
En France, la tradition est notre chance et notre frein. On a un passé gastronomique très puissant, très lourd à porter. Un perdreau rôti, c’est typiquement le savoir français : caramélisé, déglacé, gourmand… Mais la tomate, la pomme de terre, le poivron sont venus d’ailleurs. Dans cinq ans, le yuzu fera partie de la cuisine française. Donc, oui, il faut s’approprier les apports extérieurs, mais attention à la mondialisation du goût. A Brooklyn, on se croirait dans le Paris d’antan : rôtissoire, pâté, boudin… c’est dommage. Aux Etats-Unis, je préfère manger un bon burger que du boudin.
Comment avez-vous démarré ?
Je travaillais dans un petit resto de Pau, on faisait des omelettes, des tartes… Au CAP, je dois faire une tarte, je finis premier. Je suis ensuite sélectionné au concours régional du meilleur apprenti, à Dax. Epreuve : omelette et tarte ! Je finis encore premier. Demi-finale à Paris : tirage au sort, omelette aux foies de volailles et tarte bourdaloue ! 1er sur 24, devant des gars de chez Bocuse, Lenôtre. Finale, tirage au sort : sole, carré de veau, poire Belle Hélène. Je ne savais rien faire ! J’ai terminé douzième sur douze ! J’ai pleuré. Mais on m’a pris en apprentissage à Saint-Tropez, suite à quoi j’ai été pris au Ritz.
C’est là que j’ai connu Christian Constant, qui était sous-chef. Ensuite, j’ai fait Maxim’s, une usine à bouffe, deux étoiles, un scandale. Constant m’a alors trouvé une place à la Marée. L’entretien d’embauche s’est déroulé ainsi : « Vous venez de la part de Constant ?
– Oui chef. – Vous voulez travailler ? – Oui chef. – Sachez qu’ici, personne n’est jamais mort au travail, à demain ! » J’y ai fait vingt-huit mois, super dur, mais très enrichissant. On finissait le vendredi sur les rotules. Mais leurs produits étaient top. Puis un jour, on me dit : « Ça t’intéresse de bosser dans un trois étoiles – Ben oui. – Alors, tu commences comme chef saucier à la Tour d’Argent mardi prochain. » J’avais 21 ans.
Quand vous faites MasterChef, qu’est-ce que ça vous apporte ?
J’ai fait les premiers castings, c’était plutôt marrant, ça fait voir autre chose… L’émission m’a fait découvrir la France, des régions que je connaissais mal.
Quel en est le degré de scénarisation ?
Aucune idée. Ils montent 10 % de ce qu’ils filment, c’est la règle, il faut l’accepter. Pour que les candidats terminent leurs plats dans les temps, on est parfois obligés de les pousser. Ils sont coachés par des nounous. Mais malgré les petits trucs de coulisses et le montage hyperdynamisé, l’émission finale est un reflet proche de la réalité de ce qui a été tourné. Bon, souvent, on dit que c’est bon alors que le plat est très moyen. Quand le candidat est en demi-finale, c’est difficile de dire que sa cuisine est médiocre.
Généralement, quel est le niveau réel des candidats ?
Ils sont passionnés, et apprennent énormément pendant la saison. Ils n’ont pas le niveau pour ouvrir un restaurant de qualité, ils doivent acquérir les bases. Des autodidactes de génie comme Pierre Gagnaire sont des exceptions qui confirment la règle.
En France, pays de la bonne bouffe, on ne sait plus faire de bons sandwichs. Quel regard portez-vous sur la nourriture basique type sandwich ?
Les choses bougent, on trouve maintenant de bons sandwichs. Mais je ne veux pas cautionner ce type de nourriture : je suis restaurateur, cuisinier, je ne suis pas américain, un repas ne se passe pas debout dans la rue.
Pourtant, vous avez ouvert une crêperie à côté de votre restaurant ?
Je l’ai fait suite à la demande des gens du quartier. Mais prendre une crêpe dans la rue, ce n’est pas convivial. J’aime que les gens prennent le temps, se parlent, se frottent, mangent et discutent.
Comment expliquez-vous que la cuisine soit devenue une valeur refuge et une nouvelle tendance ?
Dans notre société, où rigole-t-on ? Où prend-on du plaisir ? La bouffe. Alors, OK, c’est un peu plan-plan, on est le cul sur une chaise, mais un repas au restaurant avec des amis, quel plaisir, quel beau moment de relâchement. Et puis le vin. Tout ça procure du bien-être. Bien boire, bien manger, et bien faire l’amour !
{"type":"Banniere-Basse"}