Tous les mois, Les Inrocks vous proposent de découvrir un·e youtubeur·se que vous ne connaissez (peut-être) pas encore. Avec ses vidéos mêlant analyses d’expertes et langage YouTube, Marine Périn, reporter, décrypte avec finesse les questions sociétales liées aux femmes.
Ce 22 janvier au soir, Marine Périn, 30 ans, a du mal à cacher son appréhension. La journaliste et vidéaste présente en avant-première, et au sein du YouTube Space parisien, un documentaire de 70 minutes sur les cyberviolences conjugales, dont elle a fini l’export quelques minutes à peine avant la projection. Quelques jours plus tôt, elle avait déjà dû modifier une partie du reportage pour protéger au mieux l’une des victimes, qui témoignent toutes à visage découvert. Et lorsque les lumières se sont rallumées, que la salle a applaudi, Marine pensait déjà aux dernières retouches à faire avant la mise en ligne officielle sur sa chaîne YouTube, quelques jours plus tard.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Si elle est aussi attentive au moindre détail, c’est peut-être parce qu’il s’agit à ce jour de son projet le plus important. Et qu’il pourrait marquer un tournant majeur dans la vie de celle qui a un jour décidé de s’éloigner des médias pour réinventer son métier.
Un travail minutieux
Sur YouTube, qu’elle présente comme un « laboratoire », elle expérimente, développe son argumentaire sur l’IVG, prend position dans un édito sur la pilosité, fact-checke les masculinistes. Cet espace, lui permet de toucher une génération plus jeune et d’interagir avec elle, deux avantages dont la télévision ne peut pas se targuer en 2020. « C’est avant tout une journaliste, dont le médium est YouTube, rappelle Thomas Hercouët, community manager chez Topito et proche de Marine. Elle a une approche très saine, qui l’empêche de tomber dans certains travers de la plateforme, comme la course à l’algorithme. Elle va chercher la forme qui s’adapte le mieux à son contenu, et pas l’inverse. »
Manon Bril, Docteure en histoire et vidéaste sur la chaîne C’est une autre histoire, a de son côté été marquée par ses méthodes de travail : « On n’a pas la même formation, on n’est pas de la même sphère professionnelle, et c’est très intéressant de voir comment elle fait ses recherches en tant que journaliste. Elle se documente énormément, elle est extrêmement consciencieuse dans sa façon de travailler et ne publie pas avant d’être sûre de son contenu. Elle se questionne beaucoup, elle n’a pas peur de rediriger son approche si de nouveaux éléments vont dans ce sens. »
Un travail minutieusement sourcé qui ne la protège pourtant pas des critiques et de la haine sur internet, comme nombre de ses collègues femmes. « Quand tu fais un sujet politique et militant, les réactions deviennent forcément plus violentes, raconte Manon. Tu te fais des amis, mais aussi beaucoup d’ennemis. Marine est vraiment sujette à beaucoup de haine sur YouTube et sur les réseaux sociaux. Heureusement pour elle, le regard des autres ne la touche plus, ou en tout cas cela ne l’empêche de continuer. » Récemment, un homme lui a envoyé un message de deux pages où il décrivait en détail le viol qu’il lui ferait subir. « J’aimerais porter plainte contre lui, avoue Marine, mais il a réussi à masquer son adresse IP, je crois que je ne le retrouverai jamais. »
« L’idée d’avoir mes cheveux bien peignés me soûlait »
Marine a passé une grande partie de son enfance chez ses grands-parents. S’ils étaient très ouverts d’esprit, assure la vidéaste aux Inrocks, les stéréotypes de genre restaient bien ancrés dans leur discours : « J’étais un garçon manqué, l’idée d’avoir mes cheveux bien peignés me soûlait. C’est pour ça que j’ai toujours voulu faire un métier ambitieux, et que j’ai pensé au journalisme, car je voulais écrire et voyager. » Marine, qui commence à vivre de façon autonome dès l’âge de 15 ans, suit donc le parcours assez classique de l’aspirante journaliste, marquée comme beaucoup de ses camarades par le fantasme déjà révolu du grand reporter : une fac de Lettres, puis une école de journalisme, l’EJCAM à Marseille, où elle se découvre une passion pour l’image.
Après plusieurs stages en télévision, elle décroche un CDI de responsable éditoriale sur le pure-player participatif maVéritésur.com, idéal pour la jeune femme, passionnée par le web et les possibilités d’interaction avec son audience. « Et puis deux ans plus tard, en 2015, je me suis retrouvée au chômage, et je ne savais pas quoi faire. Je voulais faire de la vidéo sur le web, mais les rédactions commençaient à peine à s’y intéresser vraiment. » C’est à cette époque qu’elle découvre, sur le tard, le site YouTube, et plus particulièrement des créateurs comme la Française Solange Te Parle ou l’Américain Casey Neistat. La plateforme américaine s’impose alors comme une évidence pour réaliser ses ambitions. Avec un thème en particulier : les droits des femmes.
« Tu es sexiste ? Non ? Alors tu es féministe »
Le militantisme n’a pas été un déclic pour la journaliste. « Dans une vidéo, je raconte une agression que j’ai vécue à Marseille, quand j’étais étudiante, et qui m’a traumatisé. Et ce qui m’a marqué, c’était de me dire que je n’avais pas le droit d’être dans la rue. » Cette sidération, la colère et les réflexions qui ont suivies ont trouvé leur finalité dans son engagement, et dans les rédactions dès que les sujets s’y prêtent. « J’ai pour habitude de dire aux gens : Tu es sexiste ? Non ? Alors tu es féministe. Sur certains sujets, c’est plus complexe, mais pour moi ce n’est pas la même chose que d’être partisan d’un parti, il y a une évidence dans la défense des droits des femmes. »
>> A lire aussi : Léna Situations, nouveau visage des “cool kids of Youtube”
Juin 2019 marque un tournant dans son activité : elle participe à une résidence de trois jours organisée par #EllesFontYouTube, un programme de YouTube France pour accompagner les créatrices de vidéos sur internet. Après avoir reçu les conseils de professionnelles du milieu, Marine et dix autres vidéastes ont chacune pitché leur projet, avec à la clef une aide au financement pour certaines d’entre elles. « J’avais découvert le sujet des cyberviolences conjugales en discutant avec des représentantes de l’observatoire des inégalités au sein du Centre Hubertine Auclert. » Les cyberviolences conjugales, c’est-à-dire la façon dont certaines personnes peuvent se servir de la technologie comme moyen de pression, de surveillance et de violence au sein de leur couple. Son angle se distingue lors de la résidence et Marine touche une aide de 15 000 euros pour le réaliser.
Un goût de liberté
Si elle se fait prêter le matériel, elle peut au moins engager une équipe pour le tournage et consacrer plusieurs mois à sa réalisation. Au final, après un appel à témoignages, elle part à la rencontre de quatre femmes, qui ont accepté de témoigner à visage découvert. « J’ai réalisé en écoutant ces femmes que, si la technologie permet à leur compagnon d’avoir une vraie emprise sur elles, elle peut aussi aider ces dernières à s’en libérer. L’une d’entre elle m’a dit que c’est le web qui l’a aidé, et qu’elle voulait mettre sa pierre sur le web à son tour. Il y a une solidarité chez ces femmes qui m’a vraiment touché. »
Ironie du sort, ce documentaire, financé par YouTube, a été démonétisé : la plateforme a retiré la possibilité d’y placer des publicités qui permettraient de rapporter un peu d’argent à la journaliste. « Il ne faut pas oublier que #EllesFontYouTube, c’est un programme au sein d’une très grosse entreprise, américaine qui plus est, donc plus puritaine », estime-t-elle. Si les dons des internautes sur Tipeee lui rapportent entre 200 et 300 euros par mois, une somme non-négligeable, sa seule activité sur YouTube ne lui permet pas d’en vivre aujourd’hui. Il reste donc essentiel pour Marine de travailler à côté, en réalisant des vidéos de formation sur les violences faites aux femmes, ou en bénéficiant d’aides à la création. « Je pense qu’elle se plaît beaucoup sur YouTube pour l’instant, et sur internet en général, estime Thomas Hercouët. C’est pour ça que la meilleure chose à faire, selon moi, c’est de lui donner des sous pour la soutenir et lui permettre de financer ses documentaires. »
« Je ne serais pas contre l’idée de travailler pour des médias traditionnels, à côté de ma chaîne », reconnaît néanmoins Marine. On voit par ailleurs de plus en plus de journaux, Le Monde en tête, s’intéresser à la vidéo YouTube et à ses créateurs, jusqu’à en parler dans ses annonces de recrutement. « Mais quand j’ai fait mon documentaire, il n’y avait pas quelqu’un par-dessus mon épaule qui venait me dire de couper telle ou telle partie, nuance Marine. Et je ne sais pas si un jour, j’arriverai à renoncer à cette liberté. »
>> A lire aussi : Game Spectrum, celui qui démonte les clichés du monde des jeux vidéo
Les cyberviolences conjugales, réalisé par Marine Périn, sera diffusé sur Planète+ à partir du 29 février au 21 mars. Et sera disponible de nouveau sur YouTube ensuite.
{"type":"Banniere-Basse"}