Selon Céline Braconnier, sociologue spécialiste de l’abstention, il est possible que l’élection présidentielle de 2017 mobilise moins que les précédentes. Elle nous explique pourquoi, et les effets potentiels que cela pourrait avoir sur le résultat du scrutin.
« Abstention record ». C’est le leitmotiv, sous forme de crainte, de cette élection présidentielle. Dernièrement, elle a été estimée à 38 % dans un sondage Ifop-Fiducial, alors qu’elle s’évaluait aux alentours de 30 % une semaine avant. Si habituellement la présidentielle est l’élection pour laquelle les Français se mobilisent le plus, cette année la participation risque d’être historiquement faible.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Céline Braconnier, sociologue, directrice de Sciences Po St Germain, co-auteure de La démocratie de l’abstention (éd. Gallimard) et de Les inaudibles (Presses de Sciences-Po) revient sur les ressorts de cette inconnue qui perturbe le scrutin.
Comment expliquer que les sondages soient si différents d’un institut à l’autre, d’une date à l’autre, en matière d’abstention ?
Céline Braconnier – Les sondages sont de très mauvais outils pour anticiper le niveau de participation d’une présidentielle. Premièrement, parce que le sondage est une photographie à un instant « t ». Or par définition, une campagne présidentielle peut monter en intensité jusqu’au bout. Un débat, par exemple, fixe un peu l’offre et permet à des personnes d’être plus certaines d’aller voter. C’est le propre d’une campagne présidentielle d’évoluer jusqu’au dernier moment et, donc, de pouvoir mobiliser tardivement.
Ensuite, il y a un certain nombre de facteurs qui expliquent la difficulté des sondages à appréhender la participation et notamment les mécanismes d’entrainement collectifs qui jouent beaucoup dans une présidentielle et qui expliquent la différence des niveaux de participation par rapport aux autres styles de scrutin. Par exemple, avoir une discussion avec un proche trois jours avant l’élection peut décider quelqu’un qui ne l’était pas.
À la présidentielle, on vote beaucoup en couple, en famille, entre amis. Ce qui n’existe pas pour les autres scrutins. Ce surplus de participation lié à l’entrainement collectif, notamment des gens le moins intéressés par la politique, peut se produire au dernier moment. Les sondages sont dans l’incapacité de saisir cet élément. A fortiori, à deux semaines de l’élection présidentielle.
Cela signifie-t-il que le niveau d’abstention pourrait être surévalué ?
Il faut faire attention aux sondages, mais néanmoins d’autre facteurs laissent penser qu’on sera probablement dans une fourchette basse de la participation. Quand on voit les chiffres de l’inscription électorale, ce scrutin n’est pas autant mobilisateur que les dernières présidentielles. Moins de citoyens se sont réinscrits sur les listes après avoir déménagé, moins de citoyens sont sortis de la non-inscription. On se rend compte que c’est une campagne qui n’a pas trouvé son public habituel. D’autant plus que toutes les enquêtes enregistrent une proportion de personnes certaines de leur choix plus basse que la normale. Tout cela finit par avoir des effets. Plusieurs facteurs rendent logique ces éléments.
Le surplus de participation à une présidentielle par rapport aux autres élections est dû aux gens peu politisés qui pour certains ne votent qu’à ce scrutin. Ce sont des gens difficiles à mobiliser qui, souvent, se réfèrent soit à quelqu’un de leur entourage, soit à des repères qui leur servent à prendre position. Cette année, ces repères sont brouillés. Le repère gauche/droite est brouillé parce qu’il y a des candidats qui prétendent se situer en dehors de ces clivages. Parallèlement, les partis ne sont pas très clairs. Notamment le fait que le candidat du PS ne soit pas vraiment soutenu par le PS. Les repères habituels qui sont là pour faciliter le choix des gens ne sont pas facilement utilisables cette fois-ci. Ce qui rend le choix plus difficile.
Les affaires judiciaires de François Fillon et Marine Le Pen, très présentes dans la campagne, ont-elle un impact sur l’abstention ?
Pour cette présidentielle, ces « affaires » occupent le devant de la scène. Elles accentuent et ne font que conforter un sentiment très partagé depuis longtemps. Le sentiment que le monde des professionnels de la politique est un monde clos avec ses propres règles, coupé des difficultés du quotidien, qui s’exonère du respect des règles communes.
On enregistre ce sentiment depuis longtemps, mais il est consacré par ce qui est en train de se passer au cours de cette campagne et qui affecte pour la première fois directement les candidats en lice. Il y a un cran supplémentaire qui alimente, conforte et accentue le sentiment que de toute façon ça ne change rien, ce sont toujours les mêmes.Tout cela explique que les gens voteront sans doute moins que les dernières fois.
Pourtant, la présidentielle est historiquement le scrutin qui mobilise le plus les Français. Ça ne serait plus le cas aujourd’hui ?
On dit beaucoup que la présidentielle est une exception par sa capacité à mobiliser très massivement. C’est une exception presque paradoxale. Cela m’étonne que la présidentielle continue de mobiliser alors même que le discours du « ça ne change rien, c’est tous les mêmes » est très répandu.
On s’étonne parfois des niveaux d’abstention mais en réalité on devrait s’étonner de l’inverse : que la présidentielle ait été jusque-là capable de continuer à déplacer des gens qui expliquent qu’ils n’y croient plus et que ça ne changera rien à leur vie. Avec ce qu’on observe aujourd’hui, il va peut être y avoir une plus grande adéquation entre ce sentiment de rejet partagé qu’expriment les gens et la pratique électorale.
Les taux d’abstention qui explosent pour tous les autres scrutins sont bien plus logiques quand on écoute ce que racontent les gens. Mais, bien que paradoxale, la capacité de la présidentielle à mobiliser s’est vérifiée.
Car une partie de la population vote par devoir. Une bonne campagne est celle qui arrive à réactiver l’espoir dont est porteuse la politique quand elle fonctionne bien. Celle qui permet que les gens se projettent dans un avenir plus positif que leur présent. Jusque là la campagne présidentielle a été capable de retourner des gens. Avec beaucoup de votes politiquement désinvestis, ceux de gens qui vous disent, « bon j’y vais, mais je n’y crois plus« .
Est-ce que cette année le cran supplémentaire dans le sentiment de rejet et les affaires vont avoir pour effet de faire basculer vers l’abstention ceux qui continuaient de voter jusque-là ? C’est la question.
Du fait de ces changements, peut-on encore dresser le profil des abstentionnistes ?
L’âge reste le premier facteur déterminant. Ce sont les plus jeunes (18-25 ans) qui votent le moins. S’il y a une plus forte abstention cette année, on s’attend à ce que ça soit les jeunes qui alimentent ce surplus d’abstention. Mais pas n’importe quels jeunes puisqu’il y a un autre facteur qui peut se cumuler à l’âge, c’est le niveau de diplôme. Cela a une incidence presque mécanique sur le niveau de participation. Les jeunes non diplômés sont les plus difficiles à mobiliser pour aller voter. Ils ont besoin d’être entraînés par quelqu’un ou que la campagne soit de très forte intensité.
Plus généralement, le niveau de diplôme est un facteur important quel que que soit l’âge. Les ouvriers s’abstiennent deux fois plus que les cadres supérieurs. Et les ouvriers qualifiés s’abstiennent deux fois moins que les ouvriers non-qualifiés. Ces données montrent qu’aujourd’hui encore, les prédispositions à l’abstention liées à des caractéristiques d’âge, de diplôme et de fragilité économique continuent d’être importantes et de peser beaucoup.
Je crois qu’il y aura un surplus de l’abstention dans les catégories qui ont l’habitude de s’abstenir : les jeunes, les non-diplômés et les milieux populaires les plus fragilisés.
Cette hausse de l’abstention pourrait-elle, comme on l’entend beaucoup, faire monter les extrêmes et notamment le Front National ?
C’est difficile à mesurer. Mais une chose est sûre, si on ne se trompe pas sur la sociologie de l’électorat du Front National (FN), Marine Le Pen peut pâtir de l’abstention.
Les échantillons des sondages, surtout faits par internet, sont affectés par de nombreux bais de sélection : les citoyens qui y répondent sont plus politisés que les catégories qu’ils sont censés représenter. Il y a donc de fortes chances pour que, d’une part, les sondages conduisent à sur-politiser l’abstention déclarée. Et il y a aussi de fortes chances pour que les plus jeunes, les moins diplômés et les plus éloignés de la politique, parmi lesquels pourtant les chances de s’abstenir sont plus fortes, ne soient pas pris en compte dans les échantillons des sondeurs.
Si on considère, comme toutes les enquêtes et les sondages tendent à le montrer, qu’il y a une sureprésentation des jeunes et notamment des jeunes non diplômés dans l’électorat du FN, des catégories prédisposées à rester en retrait des urnes, cela veut dire que l’électorat potentiel de Marine Le Pen a un risque d’abstention plus élevé.
Plus élevé qu’au sein de celui de François Fillon par exemple qui est un électorat où il y a une sur-représentation des personnes âgées, diplômées et plutôt privilégiées économiquement. Marine Le Pen peut donc avoir intérêt à se mobiliser contre l’abstention.
Les intentions de votes en faveur de Marine Le Pen s’établissent aujourd’hui aux alentours de 25 %. Sous-estimerait-on donc la part de votants pour le Front National ?
Je pense que c’est une hypothèse. L’électorat peu diplômé, celui du FN, est en effet mal représenté dans les sondages. De ce fait, on peut penser que les sondages sous estiment l’électorat potentiel du FN. On n’a pas de chiffre de référence sur ceux qui peuvent voter en faveur du FN. Mais l’électorat de Marine Le Pen pourrait être plus grand que celui recensé dans les sondages. Si toutefois elle arrive à mobiliser massivement une population qui se mobilise difficilement.
Propos recueillis par Pierre Bafoil
La démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieux populaires, de Céline Braconnier, éd. Gallimard, 464 p., 8,80 €
{"type":"Banniere-Basse"}