Nouveau visage public de WikiLeaks depuis l’arrestation de son fondateur, le journaliste islandais Kristinn Hrafnsson, plusieurs fois primé, a fait le choix de s’engager aux côtés de Julian Assange, qu’il a aussi conseillé. Et si ce journaliste mutant incarnait la presse d’investigation du futur ?
Londres. Octobre dernier. Devant des centaines de journalistes conviés à une conférence de presse, Julian Assange se livre à une présentation monocorde et glaçante des révélations du jour publiées par WikiLeaks : près de 400 000 documents militaires secrets détaillant des opérations militaires américaines en Irak (les fameux « Iraq logs »).
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Dans la salle de réunion de cet hôtel londonien, à ses côtés, un homme d’une quarantaine d’années, costume noir, cheveux gris coupés courts et regard bleu sombre, faux air de Daniel Craig version nordique, détaille à son tour le contenu de ces documents : milliers de décès minorés par les Etats-Unis, tortures et exécutions par les forces de sécurité irakiennes, rôle souterrain joué par l’Iran… L’homme s’appelle Kristinn Hrafnsson (prononcer Rapson) : il n’est ni un hacker ni un prophète du futur, comme son ami Julian s’en donne parfois le rôle. Non, lui n’est « que » journaliste. Plutôt du genre taiseux, baroudeur et enquêteur, attaché à la rigueur de l’information.
Un journalisme « plus pur »
Quelques heures après la conférence de presse, devant une machine à café au sous-sol de l’hôtel, l’Islandais (qui a joué un rôle clé dans le travail conjoint entre WikiLeaks et les grands quotidiens mondiaux « associés » aux révélations) livre sa vision de la mutation du journalisme.
« J’ai passé vingt ans dans le journalisme traditionnel. J’ai vu diminuer les budgets pour l’investigation et les groupes industriels contrôler de plus en plus l’information. Je pense que WikiLeaks est arrivé au bon moment. Peut-être sommes-nous en train d’inventer une nouvelle forme de journalisme, disons une forme plus pure… Qu’est-ce que le journalisme après tout, si ce n’est publier des faits, les authentifier et permettre leur diffusion au public ? »
Hrafnsson a vu juste. Depuis quelques jours, le débat mondial sur WikiLeaks semble s’orienter vers la définition même du journalisme. Début décembre, l’essayiste américain et défenseur de la liberté d’expression sur internet, John Perry Barlow, y voyait le début de « la première guerre sérieuse de l’information » ; Fillon, lui, accusait indirectement Assange de « recel de vol » quand le patron du Figaro qualifiait ce dernier de « délinquant pervers ».
Plus sérieusement, c’est sur le terrain du journalisme que s’est lancé, vendredi dernier, le secrétaire adjoint au Département d’Etat américain, P.J. Crowley :
« Assange n’est pas un journaliste parce qu’il a des motivations politiques. (…) Il n’est pas un observateur objectif des choses. (…) On ne peut pas appeler n’importe quel site internet un site d’information. »
Si Washington tente ainsi de légitimer de futures poursuites contre Assange, tout en ménageant la presse ayant repris les révélations, l’attaque montre aussi l’urgence pour les pouvoirs de redéfinir les frontières du journalisme. A cet égard, la vitesse avec laquelle Hrafnsson, expérimenté journaliste old school, a « glissé » vers WikiLeaks n’est-elle pas symbolique du gigantesque glissement de terrain que s’apprête à vivre le journalisme d’enquête ?
Une enquête censurée pour « violation du secret bancaire »
Symbolique d’abord, l’acte un de la conversion de Hrafnsson à WikiLeaks, censuré en Islande à l’été 2009 à cause d’un document de WikiLeaks : « A l’époque, le site était quasi inconnu. Ce document prouvait la corruption hallucinante des dirigeants de la première banque islandaise. Mais mon enquête sur ces informations, pour le compte de la télévision nationale, a été censurée par la justice pour ‘violation du secret bancaire’ ! Le présentateur furieux a alors donné le nom de WikiLeaks aux téléspectateurs qui se sont rués dessus. Pour tout le monde ici, c’était justement ce ‘secret’ bancaire qui avait conduit notre pays à la catastrophe ! »
La réflexion de Hrafnsson va évoluer alors qu’il voit désormais régulièrement Assange, installé en Islande où il fait figure de héros. Ce dernier fréquente des députés et est en contact avec des geeks locaux (ceux de la Icelandic Digital Freedoms Society), travaillant avec eux sur les concepts de libre circulation de l’info.
Etre irréprochable pour avoir un maximum d’impact
C’est lors de ce séjour que l’Australien va dévoiler à Kristinn Hrafnsson un document sidérant, filmé par les caméras d’un hélico Apache survolant Bagdad et récupéré par WikiLeaks : des militaires à bord massacrent une vingtaine d’hommes au sol – en se marrant comme dans un jeu vidéo -, dont deux photographes de Reuters et un père de famille et ses enfants qui passaient par hasard en voiture. « Ce film a été refusé par plusieurs médias américains, lâche Hrafnsson, alors qu’il montre ce que signifie le terme froid de ‘dommage collatéral’. »
C’est à cette occasion que le journalisme traditionnel va croiser, peut-être pour la première fois, la trajectoire des hackers de WikiLeaks, préfigurant peut-être de futures formes d’enquêtes.
« J’ai expliqué à Julian qu’avant de publier le film nous devions aller à Bagdad pour enquêter sur cette histoire. Qu’il fallait être irréprochable pour avoir le maximum d’impact. »
De son voyage en Irak, Hrafnsson rapportera les détails de cette tragédie, qui contredisent la version officielle des militaires (un raid légitime contre des insurgés). La vidéo va faire le tour d’internet, propulser WikiLeaks sur la scène médiatique mondiale et provoquer la fureur impuissante de Washington.
Dès lors, Hrafnsson devient porte-parole de WikiLeaks et est rémunéré par l’organisation.
« Honnêtement, je ne sais pas où nous allons. Notre modèle économique est incertain. Mais de l’autre côté, la presse ancienne est en pleine crise. Nous n’avons pas les moyens de payer une rédaction mais à l’avenir, je pense que ce genre de journalisme se développera. »
Ce « genre » serait une sorte de croisement entre les méthodes de l’investigation et le « data journalism » cher à Assange – un journalisme de données, sans limite de taille ou de format, ouvert à tous.
Le Pulitzer à un média digital
La transition semble déjà sur les rails : c’est une organisation anglaise à but non lucratif, The Bureau of Investigative Journalism, qui a aidé WikiLeaks à trier une partie des documents reçus par le site (l’organisation est subventionnée à hauteur de 2 millions de livres par des bienfaiteurs). Aux Etats-Unis, le site d’investigation ProPublica a, lui, récolté pas moins de 30 millions de dollars auprès de la fondation Sandler, inquiète de la disparition du journalisme d’enquête aux USA.
ProPublica a même obtenu en 2009 le prix Pulitzer, décerné pour la première fois de l’histoire à un média digital. En France, dans un modèle payant, c’est Mediapart qui semble faire bouger les lignes.
Au-delà de la guerre totale déclenchée contre Assange, ce sont bien les frontières du journalisme que WikiLeaks semble dynamiter, à la grande inquiétude des gouvernements et d’une partie de la presse installée. « D’autres WikiLeaks vont surgir bientôt, prédit Hrafnsson. On peut tuer une organisation, mais on ne peut pas tuer une idée. Les idées survivent. » L’Albert Londres version 2.0 est-il né ?
David André
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