Magali Bessone, professeure de philosophe politique à Paris I-Panthéon Sorbonne, a organisé en octobre le colloque “Whiteness Studies. Réflexions sur un rapport social”, soit le deuxième événement de ce type en France. Elle nous explique ce qu’apporte, malgré les controverses, ce champ universitaire aux travaux sur les questions raciales et plus généralement au débat public.
Les whiteness studies sont très peu connues en France. Quel est leur objet d’étude ?
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Magali Bessone – Les whiteness studies sont apparues aux Etats-Unis au tournant des années 1990. Elles s’inscrivent dans la lignée des études “subalternes”, comme les black studies ou les gender studies. Les whiteness studies se sont d’emblée constituées de manière pluridisciplinaire, avec des historiens, des sociologues, des spécialistes des cultural studies et des philosophes. L’idée première des whiteness studies, c’est de questionner les modalités de construction sociale d’un groupe de population, historiquement désigné comme blanc, dans le recensement américain. Comment ce groupe s’est-il développé ? Qui en fait partie ? A quoi correspond-il dans ses structures socio-économiques, son identité et ses aspirations culturelles ? Quels sont les privilèges racialisés dont il jouit ?
A l’université française, les whiteness studies ne sont pas institutionnalisées comme aux Etats-Unis. Il n’y a pas de département spécifique, pas de profs ni même de cours sur ce thème. Comment l’expliquer ?
Je verrais trois raisons principales à ce retard. D’abord, le champ plus global des études sur les races et les racismes a du mal à s’imposer chez nous. Ce type de problématique reste perçu comme “communautarien” et donc dangereux pour le modèle républicain universaliste. Par ailleurs, les whiteness studies renvoient à des statuts minoritaires. Or, la whiteness fait référence à un statut majoritaire, qui a tendance à être invisibilisé et donc peu admissible comme objet d’études. Comme si, au fond, cela n’existait pas. Enfin, il me semble que la France reste influencée par l’analyse sociologique en termes de classes. La race semble mettre cette grille de lecture en péril, alors qu’elle se propose simplement de la complexifier. C’est l’apport de l’intersectionnalité : montrer que les analyses en termes de races recoupent souvent des analyses en termes de classes.
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Pourquoi le groupe majoritaire est-il plus difficile à identifier que les minorités ?
La majorité a tendance à se percevoir comme le point de vue qui donne les normes sociales. Tout ce qui n’est pas exactement dans cette position dominante, c’est cela qui se remarque. En France et aux Etats-Unis, l’essentiel de la population est blanche et l’essentiel des personnes au pouvoir le sont aussi. En Guadeloupe, à l’inverse, la majorité de la population est noire et les personnes aux positions de pouvoir sont principalement blanches. Il y a une forme de cécité par rapport à cette distribution uniforme des rôles sociaux. Cette asymétrie crée quelque chose d’intéressant sur le plan de la façon dont la whiteness se construit là-bas.
Pourquoi avoir gardé le mot anglais, “whiteness” ?
Nous avons eu de longues discussions entre chercheur.ses pour savoir quel terme choisir. Blanchité, blancheur, blanchitude ? Rien ne convenait vraiment. La “blancheur” évoquait trop la couleur de peau, alors que la whiteness inclut aussi les cheveux, les vêtements, le nom ou l’accent des personnes. “Blanchité” donnait l’impression d’essentialiser le groupe, or il s’agit bien de construction sociale. Enfin, le néologisme “blanchitude”, malgré un écho intéressant au concept de “négritude”, ne renvoyait pas à la définition élaborée par Césaire et Senghor. Nous avons donc gardé whiteness.
Qui incluez-vous dans le groupe racial blanc ?
Il faut s’auto-identifier comme Blanc pour être reconnu comme tel. Ce que l’on constate à partir de là, c’est que le groupe des Blancs est mouvant. On sait qu’historiquement, les Irlandais, les Italiens ou les Juifs ayant immigré aux Etats-Unis n’étaient pas tous blancs. Aujourd’hui, on retrouve des brouillages de part et d’autre de la ligne avec les Latino-Américains, dont certains s’identifient comme blancs et d’autres non. C’est justement cette indétermination qui rend aussi le champ intéressant à explorer. Il existe de multiples constructions historiques des appartenances imposées ou revendiquées, aux Etats-Unis comme en France.
Vous utilisez le concept de “race”, qui renvoie à une histoire tragique, tant du point de vue scientifique que politique. Pourquoi l’avoir conservé ?
Je reconnais que ce terme a une historicité qui le rend difficile à manier dans le discours public. Si je pense que l’on peut continuer à parler de “race”, c’est à la condition que l’on explique à chaque fois que la race ne renvoie pas à des classifications biologiques de groupes homogènes, caractérisés par des traits physiques, psychologiques ou intellectuels. Il se trouve que ces classifications, ainsi que les pratiques politiques qu’elles ont engendrées (avec, de manière paradigmatique, l’esclavage des Noirs), ont produit des populations qui ont été distinguées en raison de leur race. Croire que cette histoire serait derrière nous me paraît fallacieux et hypocrite.
Que répondez-vous à celles et ceux qui pensent que les travaux sur les questions raciales sont au mieux inutiles, au pire dangereux ?
Je leur dis que l’indifférence à ces questions témoigne d’une position de privilège. L’antiracisme, ce n’est pas l’indifférence à la différence. C’est la bonne prise en compte de la différence de l’autre, et le fait de ne pas associer cette différence à une inégalité. Pour ça, il faut commencer à voir qu’il y a des différences, intégrées parfois de manière inconsciente. Ne pas en tenir compte, c’est nier le fait qu’il y ait une position asymétrique entre celui qui peut prétendre ne pas en tenir compte, et la personne assignée qui, elle, n’a pas le luxe d’oublier qu’elle est arabe, noire ou asiatique.
La majorité blanche est souvent dans la dénégation de sa domination. On entend souvent : “Quand vous me dites que je suis Blanc, vous me renvoyez à une histoire avec laquelle je n’ai aucun rapport. Je n’ai pas mis en esclavage des gens, je ne suis pas raciste, j’ai des amis noirs.” Tout ce truc de : “Ça n’est pas moi.” Il faut que cela cesse. Les whiteness studies montrent justement pourquoi ‘Blanc’ n’est pas une couleur de peau, mais un statut social privilégié qui perdure.
Les Blancs n’ont donc pas le droit de se plaindre ?
Je ne dis pas cela. J’ai conscience qu’il est difficile de renoncer à des privilèges, d’autant que l’on n’a pas forcément conscience d’en jouir. Les électeurs blancs et pauvres de Donald Trump, les ouvriers white trash, n’ont pas tous les privilèges, bien entendu. Mais ils en gardent, en tant que Blancs, dans le type de réseaux cognitifs ou de voisinage qu’ils sont capables de mettre en place. On peut être privilégié part certains aspects, mais pas par d’autres. La force des études intersectionnelles, c’est de montrer qu’on n’est jamais ni intégralement le modèle représentant du privilège, ni intégralement le modèle représentant du désavantagé. Il y a des tas de manière d’être privilégié.
Peut-on parler de “race blanche”, si la whiteness existe ?
Je ne parlerais pas de “race blanche” sans expliquer a minima ce que cette expression sous-tend. Ce qui est sûr, c’est que si la race noire existe, la race blanche aussi : ce sont deux constructions sociales au même titre. Maintenant, si cette expression choque, je suis prête à utiliser “groupe racialisé” ou “racisé” à la place. Seulement, je ne suis pas sûre que ces termes soient davantage acceptés dans le débat public…
Une critique fréquente consiste à dire que les études décoloniales importent un modèle intellectuel venu tout droit des Etats-Unis. Comment adaptez-vous les whiteness studies à la France ?
D’une part, notre travail s’inscrit dans une perspective historique française. Nous étudions par exemple la manière dont, en France et dans l’empire colonial français, la race a pu être mobilisée. Cela ne s’est pas fait de la même manière que dans les Etats-Unis esclavagistes et ségrégationnistes. Ainsi, en 1848, la fin de l’esclavage dans les colonies françaises a mis fin au statut juridique d’esclave, mais a renforcé la différence entre Noirs et Blancs. D’autre part, les enquêtes sociologiques permettent de comprendre comment les discriminations se matérialisent en France. Si les statistiques ethniques ne sont pas autorisées chez nous, les témoignages recueillis éclairent tout de même la façon dont la question de la race croise celle de la discrimination.
Le racisme anti-blancs existe-t-il, selon vous ?
Je fais partie de ceux qui pensent que le racisme a deux composantes, une individuelle et une institutionnelle : il y a des individus racistes et également des institutions racistes, qui reproduisent des discriminations même lorsque les individus qui travaillent dans ces institutions ne sont pas racistes. En France métropolitaine, il ne peut donc pas y avoir de racisme anti-blancs au sens institutionnel. Mais il peut y avoir des individus qui éprouvent de la haine pour motif racial au regard des Blancs.
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Est-on forcément raciste quand on est Blanc ?
Au colloque que nous avons organisé, nous avons fait le choix d’inviter le chercheur américain George Yancy, auteur de l’essai philosophique engagé Look, a white !. Je pense que pour lui, être Blanc, c’est être nécessairement raciste. J’ai des réticences par rapport à ce qu’il dit, je trouve qu’il essentialise trop ce groupe. Mais cela montre que dans les whiteness studies, tout le monde n’est pas au diapason. Il y a, comme partout, des discussions et des désaccords.
Vous êtes Blanche. N’est-ce pas paradoxal d’étudier ces questions depuis la position de domination que vous dénoncez ?
Le racisme ne concerne pas que les dominés, c’est une relation. Il n’y a pas de groupes autoconstitués indépendamment de l’ensemble de la cartographie dans laquelle ils s’insèrent. Il est donc fondamental que les dominants et les dominés travaillent ensemble sur ces questions. Si je me suis intéressée aux races, c’est en partie du fait de mon histoire personnelle. Je suis Niçoise, et, à Nice, où le FN recueille 40 % aux élections [près de 40 % des voix pour Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle en 2017, ndlr], le racisme est très présent. Ma famille n’y fait pas exception. Etre blanche et travailler sur ces problèmes me permet de parler aux racistes, sans que je sois d’emblée cataloguée comme affectivement impliquée, donc incapable d’avoir un discours théorique clair. J’utilise les armes du dominant pour parler aux dominants. Il me semble que l’on est mieux placé pour faire passer ses idées lorsque l’on a évacué le soupçon.
Propos recueillis par Ariane Nicolas
Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques, de Magali Bessone (éd. Vrin, 2013)
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