Sensation indé du moment, « Virginia » nous charge d’enquêter sur une disparition d’enfant dans l’Amérique des années 1990. Mais ce jeu au style très singulier dans lequel aucun mot n’est prononcé est aussi un sidérant voyage aux frontières du récit interactif.
Vous êtes un agent du FBI fraîchement nommé à son poste et répondant au doux nom d’Anne Tarver. C’est l’un des rares faits dont on est à peu près sûr après quelques minutes de Virginia, la nouvelle sensation pour le moins déstabilisante du jeu vidéo indépendant. Variable State : c’est ainsi que ses auteurs répartis entre Londres et Dublin ont choisi de baptiser leur studio, dont c’est la toute première production. Ça lui va plutôt bien car, au cours des deux petites heures (totalement dépourvues de dialogues) que dure une partie de Virginia – mais il est chaudement recommandé de remettre ça dans la foulée ou de relancer ses chapitres un à un comme autant de plages musicales expérimentales –, le joueur a toutes les chances de se retrouver lui aussi dans un état variable, alternativement ébloui, ému, irrité, perdu. Ce qui, dans le monde assez formaté du jeu vidéo, est toujours une excellente chose.
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Face aux déclarations d’intention de Jonathan Burroughs, Terry Kenny et leurs complices, certains auront peut-être une réaction de méfiance. En affichant des références télévisuelles, en l’occurrence les séries Twin Peaks, X-Files et Au-delà du réel, plutôt que vidéoludiques, les développeurs ne se rendraient-ils pas coupables de prendre le jeu vidéo de haut ? On les rassure immédiatement : ce n’est pas le cas. En fait, ils auraient plutôt tendance à le prendre de biais, ce qui se révèle beaucoup plus intéressant. D’autant que si X-Files, avec le duo d’agents du FBI de Virginia dont l’un a, semble-t-il, pour mission de surveiller l’autre tout en menant à bien l’enquête qui leur a été confiée à la suite de la disparition d’un enfant, n’est effectivement jamais bien loin, c’est Twin Peaks et plus généralement l’œuvre de David Lynch qui fait ici figure d’influence majeure. Son œuvre ou peut-être plutôt son cerveau et sa manière de réfléchir, de faire penser et résonner les formes, les signes, les images et les sons en les redistribuant d’une manière qui défie les conventions.
Le premier tabou que vient briser Virginia est celui de la continuité. Contrairement à ce qu’imaginent ceux qui persistent à reprocher à certains blockbusters au montage très haché de ressembler à des jeux, le médium vidéoludique est le royaume du plan-séquence, de l’action saisie de son début à sa conclusion sans changements de point de vue (car, dans le cas contraire, jouer devient rapidement compliqué). Dans Virginia, cette règle non écrite vole en éclat et, alors même que l’on croyait marcher tranquillement, voilà que le décor change soudain autour de nous et que l’on se retrouve déjà ailleurs, plus près de notre destination. A moins que le jeu ne nous ait plutôt téléporté dans un autre lieu ? Parfois, aussi, la vue subjective semble avoir des ratés et le joueur se retrouve soudain en train de regarder le personnage qu’il est censé incarner, comme renvoyé à l’extérieur de son propre corps virtuel. Mais ce n’est pas tout. Il y a aussi les endroits (une chambre, une scène, un diner…) et situations qui reviennent, insensiblement transformées, comme autant de refrains d’une bien étrange chanson. Et puis les visions, rêves ou cauchemars, qui renforcent encore le sentiment d’une temporalité troublée, pour le coup plus proche de Mulholland Drive ou de Lost Highway que de la série Twin Peaks.
Assez vite, au cours de cette enquête pourtant loin d’être infructueuse, on ne sait plus trop qui on est, ni où, ni vraiment ce qu’on fait ici. Et que faut-il penser de cette plume d’oiseau ou de ce médaillon, symboles éminemment lynchiens qui refont surface devant nos yeux à intervalles changeants ? Ont-ils quelque chose à nous dire ? Sans doute, mais le décryptage n’est pas obligatoire : dans ce brouillage du (et des) sens, l’impression de brouillage est probablement plus précieuse que le sens, qui se disperse, se dilue, mute plus qu’il ne disparaît vraiment. Après tout, pourquoi l’image nette du puzzle reconstitué serait-elle plus belle que le tableau de ses morceaux disséminés ? Et si le contraire était vrai ? Entre l’angoisse de la perte (de repères) et la jouissance de l’égarement, le jeu tangue élégamment.
S’immerger dans Virginia, c’est peut-être accepter d’être joué plus que de jouer, en tout cas de devenir le cobaye à l’esprit ouvert d’une de ces expériences artistico-psychanalytiques que parvient de plus en plus souvent à offrir le jeu vidéo indépendant – dans des genres très différents, on peut citer Thirty Flights of Loving (dont se réclament les créateurs de Virginia), Kentucky Route Zero, Jazzpunk, Californium ou Octodad. Dans Virginia, l’interaction reste globalement limitée. Parfois, on se contente d’avancer et d’observer, mais, dans le contexte mutant de cet univers qui semble évoluer par associations d’idées, voire par mouvements d’humeur, plutôt que selon des règles logiques ou même géographiques, regarder, c’est déjà beaucoup – et nettement plus que ce qu’offrent bien des jeux plus classiquement interactifs. Ce qui tient lieu de révélation(s) finale(s) laissera sans doute pas mal de joueurs sur leur faim. Mais rester sur sa faim, parfois, c’est bien. Virginia laissera des traces. L’essentiel est là. Le jeu vidéo a besoin de ça.
Virginia (Variable State / 505 Games), sur PS4, Xbox One, Mac et PC, environ 10 €
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