Le gouvernement turc tente d’étouffer le mouvement de Gezi par la répression. Les manifestants veulent encore résister.
Avant l’obscurité de ce samedi 15 juin, Hayrettin, s’est préparé à l’« affront. » « Cette nuit sera la plus dure. Cette nuit sera la plus violente, souhaitez nous bonne chance », a lancé à ses proches ce jeune turc, avant de rejoindre la place Taksim, fief de la contestation à Istanbul. Hayrettin, qui participe au mouvement d’occupation de Gezi depuis une vingtaine de jours, avait pressenti ce week-end d’intenses violences, sans s’y tromper. A grands renforts de canons à eau (mélangée avec un produit chimique, selon les manifestants), de lacrymogènes et de balles de plastique, la police a en effet évacué la place et le parc de Gezi jusqu’au dernier centimètre.
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Dans la nuit, les manifestants ont tenté de « reprendre » le fief Taksim, offrant des scènes de guérilla urbaine, largement relayées sur les réseaux sociaux. Le Premier ministre, décrié depuis le début du mouvement, Recep Tayyip Erdogan, avait prévenu, quelques heures avant l’opération policière : « Personne ne peut nous intimider (…) nous ne prenons d’ordre ou d’instruction de personne sauf de dieu. » Hayrettin, présent tout le week-end à Taksim relate : « Les gens n’attaquaient pas, ils voulaient juste se réfugier dans le parc ». Il ajoute :
« A la fin, on s’attendait même à ce qu’Erdogan fasse une conférence pour mettre fin à la violence policière car elle était très forte. »
Pour Andrew Gardner, représentant d’Amnesty International, « les violences policières sont avérées depuis longtemps en Turquie, mais la force utilisée contre les manifestants a vraiment atteint de nouveaux sommets. C’est honteux. »
Aujourd’hui, le bilan de ces deux semaines de mouvement se précise. L’Union des médecins turcs livre les chiffres : près de 7 800 personnes ont été blessées, 10 ont perdu la vue, quatre sont décédées. Le jeune Mehmet Ayvalitas est mort après qu’une voiture ait percuté la foule en marge d’une manifestation, près de Taksim. « A Antakya, Abdullah Ömert est mort après qu’on lui ait tiré dessus, à Ankara, Ethem Sarisuluk un jeune homme a succombé à des blessures à la tête », reprend Andrew Gardner. Un policier a également chuté d’un pont en poursuivant des manifestants à Adana dans le sud du pays.
Coups de filet
Après l’évacuation musclée du week-end dernier, le gouvernement turc dont « la patience a des limites » procède désormais aux arrestations. Il faut mater cette rébellion, orchestrée par les « gangs de terroristes » d’une jeunesse « vandale » ou « immorale », selon le Premier ministre. Depuis début juin, de nombreuses arrestations ont eu lieu, selon Andrew Gardner. « Rien que le premier week-end de juin, il y avait eu environ mille interpellations, selon la police, ensuite cette dernière n’a plus donné de chiffre. » Ce dernier ajoute :
« La plupart des gens ont été libérés après avoir été détenus plusieurs heures mais il existe de nombreux rapports crédibles de personnes ont été battus par la police au moment de leurs arrestations et pendant le transfert et la détention. »
Des centaines d’étudiants, médecins bénévoles, militants attendent aujourd’hui leur procès. « Ils sont aujourd’hui en liberté mais les investigations se poursuivent, ils risquent des peines de prison », précise l’avocate Burcu Oztoprak, du barreau d’Istanbul, en première ligne pour défendre les protestataires.
Mardi dernier, les coups de filet se sont intensifiés, portant essentiellement sur des organisations d’extrêmes gauche, selon la police. Des dizaines de participants aux manifestations ont été interpellées. Ce samedi, 22 personnes ont été placés en détention à Ankara pour leur participation supposée des actions violentes au nom d’une organisation clandestine. Au total 46 personnes seraient pour l’heure en détention préventive. D’après Burcu Oztoprak, « certaines personnes sont accusées de terrorisme, pour que cette loi anti-terroriste agisse, il faut commettre un crime en bande (3 personnes minimum) et appartenir à un groupe avec une hiérarchie, selon la cour d’appel. » Peuvent être concernés surtout les membres de partis politiques comme l’ESP (parti socialiste des opprimés) ou le MLKP (parti communiste marxiste-léniniste). « Beaucoup de manifestants interpellés sont des particuliers, ils ne sont pas venus ensemble ils ont juste utilisé leur droit de s’exprimer » (et ne sont pas sous le coup de la loi antiterroriste), détaille Burcu Oztoprak. « Mais certaines lois turques sont utilisées selon les volontés du gouvernement turc. C’est très dangereux ». L’avocate ajoute :
« En Turquie, le président du Conseil supérieur des juges et procureurs n’est autre que le ministre de la Justice (Sadullah Ergin), donc dépendant de l’Etat. En sachant que les nominations, ou promotions sont effectuées par l’organisme, on ne peut pas dire que la justice soit vraiment indépendante. »
Mais aux abords de la place Taksim où flânent aujourd’hui riverains et touristes, certains manifestants résistants ne se montrent pas effrayés face à cette stratégie du « tout répressif. » « Ce n’est pas encore dangereux, mais le gouvernement essaye de la faire croire », persuade Sedat Kapanoglu, protestataire et fondateur du site internet – célèbre en Turquie – Eskisozluk. Ce dernier, ne veut pas faiblir sous la communication alarmante du gouvernement. « Ils ont même déclaré aux parents : vos enfants sont en danger, ramenez-les à la maison », s’exclame-t-il. « Toujours pour ne pas tomber dans le jeu d’Erdogan », d’après Hayrettin, les manifestants ont entamé une nouvelle action de résistance silencieuse, qu’ils appellent « l’homme debout. » « L’idée est de ne pas bouger, car si nous bougons, si nous courrons ou si nous parlons ils nous attaquent. Là la police est dépassée et ne peut pas agir. »
Nouvelle force dans les rues
Dimanche dernier, Hayrettin, comme d’autres manifestants, a eu un « choc. » Il a découvert une nouvelle force de la rue. Pour la première fois, les partisans de l’AKP, cette « moitié silencieuse », qui a voté pour Erdogan en 2011, s’est largement exprimée. A l’appel d’Erdogan, ils étaient des milliers à se rassembler à Taksim. En fin d’après-midi, les échauffourées se sont multipliées.
« Certains partisans de l’AKP étaient armés, de battes ou objets tranchants, par exemple, la police a laissé faire. A partir de 16 heures, la violence policière s’est vraiment intensifiée », assure Hayrettin.
Dans le quartier d’Üsküdar par exemple, sur la rive asiatique d’Istanbul, certains partisans bouillonnaient en effet depuis des jours contre la fronde. A l’image de Sinan, 30 ans : « Les discours d’Erdogan sont légitimes, les protestants sont contre l’islam et veulent l’éradiquer de la société. Il a eu 50% des votes et a le droit d’agir comme ça ». Dans sa petite boutique de téléphonie mobile, Kemal s’emportait lui aussi : « Je ne comprends pas comment des gens si éduqués ne prennent pas l’initiative de discuter calmement. On dit que la violence policière est à l’origine de tous ces événements mais il n’y a pas de fumée sans feu ».
La réaction de certains partisans inquiète le trentenaire Sedat Kapanoglu. « Erdogan a tenté de transférer sa propre réaction sur ses partisans alors que les protestataires n’ont aucun problème avec eux. Il ne se rend pas compte à quel point ce qu’il est en train de faire est très grave. Les gens sont blessés et très en colère, des deux côtés ». Hayrettin, lui, est très alarmiste. « Si la résistance continue, tout comme la répression à Istanbul, nous allons vers une guerre civile ».
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