Mercredi 6 janvier, alors que le Congrès américain était sur le point de confirmer l’élection de Joe Biden, des partisan·es de Donald Trump ont fait irruption dans le Capitole, à Washington. Des scènes d’une violence inouïe se sont déroulées au sein du lieu emblématique de la démocratie américaine. Tamara Boussac, docteure en histoire des Etats-Unis à l’EHESS décrypte la situation au lendemain du chaos.
Mercredi 6 janvier, début d’après-midi aux Etats-Unis, l’heure du dîner en France. Les chaînes télévisées et les réseaux sociaux montrent des images que l’on croirait sorties d’un film dystopique américain. Des centaines de militant·es se sont rassemblé·es devant le Capitole, le siège du Congrès américain, situé à Washington. Ce lieu érigé en emblème de la démocratie américaine est envahi par des hordes de partisan·es pro-Trump, armé·es pour certain·es de fourches et de bâtons. Les élu·es du Congrès sont évacué·es à la hâte par le service de sécurité, alors qu’ils·elles étaient au beau milieu d’une session visant à confirmer l’élection de Joe Biden à la présidence des Etats-Unis. Au lendemain de cet épisode qu’elle considère comme “le jour où tout a basculé pour Trump”, Tamara Boussac, docteure en histoire et civilisation des Etats-Unis à l’EHESS analyse la situation.
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Après deux mois de déni des résultats de l’élection présidentielle de la part de Donald Trump, cet événement était-il prévisible ?
Tamara Boussac – Il y a deux réponses à donner. Dans un sens, oui, il y avait beaucoup de signes avant-coureurs qui montraient qu’il allait vraiment se passer quelque chose d’important ce jour-là. C’est l’aboutissement de semaines, voire de quatre ans tout simplement, de tensions politiques et sociales, attisées par Donald Trump lui-même. Ça a pris une ampleur particulière ces derniers jours et notamment le mercredi 6 janvier, lorsqu’il a fait plusieurs discours avec des intonations assez martiales, où il a dit à ses supporters de ne jamais baisser les bras, de ne pas céder à la faiblesse. Des manifestations de grande ampleur devant le Capitole avaient été annoncées. On s’attendait à ce qu’il y ait des manifestations un peu violentes. Mais je trouve quand même assez exceptionnel qu’il y ait eu une entrée à l’intérieur du Capitole. L’activisme lui-même était prévisible, mais le fait que ce soit allé aussi loin et que ça puisse aller aussi loin, avec une forme de complaisance de la police en plus, c’était quand même particulier.
Nous avons été abreuvés d’images de ces hommes assis sur le siège de Mike Pence, dans le bureau de Nancy Pelosi, d’un homme se baladant avec le drapeau confédéré dans les couloirs du Capitole… L’événement était très visuel, était-ce voulu par ces militants ?
Je ne sais pas si même eux s’attendaient à aller jusque-là. Mais c’est sûr qu’il y a une vraie mise en scène de soi. Beaucoup sont venus maquillés, costumés, avec des drapeaux. On a en tête l’image de cet homme avec une peau de bête sur lui. D’ailleurs, ils ont quasiment tous leur smartphone avec eux et ils filment tous, ils prennent des photos, des selfies. C’est sûr que la mise en image est capitale.
https://twitter.com/MaurinPicard/status/1347199943585492994
Il y a une vraie volonté de mettre en scène son idéologie, son soutien à Trump pour venir avec quelque chose de très réactionnaire. On a vu le drapeau confédéré, on a vu d’autres drapeaux aussi d’une violence inouïe. Il y en avait un qui reprenait le drapeau du Texas avec l’étoile solitaire et à côté une kalachnikov. C’est quand même d’une violence extraordinaire.
Incredible Getty photos from inside the Capitol pic.twitter.com/IN2rRcsOg5
— David Mack (@davidmackau) January 6, 2021
They’re in the chamber. One is up on the dais yelling “Trump won that election!” This is insane pic.twitter.com/p6CXhBDSFT
— Igor Bobic (@igorbobic) January 6, 2021
Assez rapidement après l’intrusion de cette foule dans le Capitole, certaines chaînes américaines ont parlé de “tentative de coup d’Etat” et de “terrorisme intérieur”. Est-ce exagéré ?
Ce sont les Etats-Unis, donc on a peut-être tendance à ne pas employer ce genre de vocabulaire. Mais si ce genre de choses s’était produit dans un autre pays, je pense qu’on n’hésiterait pas une seconde à le faire. Il y a eu quatre morts, mais le bilan aurait pu être beaucoup plus lourd ! Les législateurs, les responsables politiques ont été mis à l’abri très rapidement mais on peut imaginer qu’il aurait pu y avoir des débordements beaucoup plus graves si le service de sécurité n’avait pas réagi comme ça. Que se serait-il passé si ces hordes déchaînées, en tout cas très mobilisées, étaient tombées sur Nancy Pelosi, ou sur un Démocrate un peu emblématique ? Même les journalistes qui étaient sur place n’étaient pas très rassurés. Compte tenu de la violence symbolique qui était mise en œuvre et de la violence, qui aurait pu vraiment advenir, je trouve que le vocabulaire est assez bien choisi.
https://twitter.com/leomouren/status/1347081888108847105
Pensez-vous que le 6 janvier 2021 restera comme le jour où il y a eu une tentative de coup d’Etat aux Etats-Unis ?
Je pense que ça va plutôt être : “le 6 janvier 2021, le jour où tout a vraiment basculé pour Trump”. Pour l’instant, j’ai l’impression que l’on va dire que le 6 janvier signe la fin de Donald Trump. Certaines personnalités qui le soutenaient avant ou certains électeurs qui continuaient à le soutenir, ça, c’est fini. Il y a une vraie rupture. Il y a quelque chose d’irréparable. On ne peut plus dissocier Donald Trump de sa base très raciste, très militante, très réactionnaire. Quand on se demande qui sont les gens qui ont manifesté hier, ce sont les mêmes personnalités qu’on avait trouvées à Charlottesville en 2017 : le Ku Klux Klan, les Proud Boys, des néonazis, la frange la plus extrême qui peut exister dans l’électorat de Trump. Il va falloir que les Républicains prennent une distance avec ça et aient une réaction.
Est-ce que Trump compte encore des soutiens parmi les élus républicains après cet épisode ?
Je pense qu’il y a encore quelques personnalités qui le soutiennent mais qui vont devenir de plus en plus marginalisées au sein du parti. Il y a beaucoup de personnalités qui le soutenaient qui ont renoncé. Des membres de son administration démissionnent ou annoncent qu’elles vont démissionner ces prochains jours. Il a des conseillers qui ont également démissionné. Beaucoup de gens, y compris chez les Républicains, appellent soit à l’impeachment, soit à la révocation, avec l’invocation du 25e amendement. Mais par ailleurs, il y a quand même quelques sénateurs qui ont continué à chercher à invalider l’élection de Joe Biden, avec des arguments sur la fraude, pendant la nuit, quand la session parlementaire a repris. Ted Cruz du Texas, par exemple, ou Josh Hawley du Missouri, qui sont deux personnalités dont on a beaucoup parlé. Ils ont continué dans leur argumentaire, avec les accusations de fraude, comme si rien ne s’était passé. Ted Cruz a condamné les violences, il a dit qu’il fallait que ça s’arrête, que c’était inacceptable. Mais il a persisté dans sa stratégie. Je pense qu’il va y avoir une vraie marginalisation de ce courant-là.
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Que penser de l’attitude de la police ? Etait-ce un manque de préparation ou autre chose ?
Le scénario optimiste, c’est qu’il y a eu de l’impréparation et une mauvaise coordination entre la police du Capitole, la garde nationale et la police de Washington. Mais, on ne peut s’empêcher de remarquer une forme de complaisance de la police vis-à-vis des manifestants. Il y a des vidéos hallucinantes qui circulent sur les réseaux sociaux, où on voit au tout début de la manifestation des policiers qui enlèvent les barricades de sécurité pour laisser les manifestants passer. Ça, c’est quand même incroyable. Quand les manifestants ont été évacués, on a vu des policiers qui aidaient certaines personnes un peu âgées à descendre les escaliers.
https://twitter.com/alafairburke/status/1346940066812276738
D’ailleurs sur le message de paix que Trump a adressé aux manifestants, il disait en substance “Arrêtez de manifester, ne soyez pas violents parce qu’en face de vous, vous avez des policiers, qui sont avec nous, qui sont dans notre camp. Ce sont nos policiers, ce sont vos policiers.” Il va y avoir des enquêtes sur ce qui s’est passé hier, notamment, je pense, sur les défaillances des systèmes de sécurité et de la police. Cette suspicion de complaisance va être mise au jour, on espère, si elle existe. Mais c’est vrai que les images sont frappantes.
https://twitter.com/bubbaprog/status/1346920198461419520?
s=21&fbclid=IwAR2g9KdRAVkodnkSP955FlLcEtKkls3CR_tbyhlvvNv6EPMKECo9GihEmBs
La première chose qui vient à l’esprit, c’est que si ça avait été des militants de Black Lives Matter et que ça avait été des Africains-Américains, le ton aurait été bien différent. Au lieu d’avoir quatre morts, on en aurait probablement une dizaine. C’est certain. Alors, est-ce que ça veut dire qu’effectivement la police est infiltrée par ces groupuscules militants d’extrême droite qui sont favorables à Trump ? Peut-être, mais nous n’en savons rien.
Le réseau social Twitter a décidé de bloquer les nouveaux messages de Trump pendant 12 heures. Est-ce une bonne décision?
C’est vrai qu’on voit le pouvoir immense qu’ont les grandes entreprises comme Twitter et Facebook qui, de manière complètement extrajudiciaire, décident d’un seul coup de bloquer les comptes de Trump. Après, on peut aussi estimer que c’est proportionné dans un sens. Cela fait plusieurs semaines que Twitter essaye de contrebalancer les affirmations de Trump. A chaque fois que Trump tweete, Twitter met un petit bandeau pour qu’on puisse aller voir la réalité des faits sur la fraude non existante. Mais c’est prendre le risque de jeter de l’huile sur le feu. Parce que ceux qui étaient à Washington, ce sont ceux qui sont complètement sortis du jeu démocratique, du jeu constitutionnel et qui croient dur comme fer qu’on leur a volé l’élection. Ils se disent, “déjà qu’on nous vole l’élection, en plus, il ne peut plus parler.” Cela peut renforcer la logique complotiste de ces militants extrêmement déterminés.
Un impeachment ou l’invocation du 25e amendement vous semblent être une issue probable ?
Il reste 13 jours. Alors, un impeachment ne serait pas possible. C’est une procédure trop longue, qui n’aboutirait pas. L’invocation du 25e amendement peut se faire beaucoup plus rapidement. Il faut qu’il y ait au moins la moitié du gouvernement qui soit en sa faveur, ainsi que le vice-président. La question étant : est-ce qu’on peut supporter cette situation un jour de plus ? Est-ce qu’on peut passer encore 13 jours comme ça ? Vu les violences, est-ce qu’on peut accepter que ça continue ? En même temps, est-ce que ça ne risque pas d’envenimer la situation, de jeter de l’huile sur le feu ? Et puis au final, si Trump n’est plus président, est-ce que ça va nécessairement calmer ses fans ? Non, ça peut être complètement contre-productif. Je doute que le 25e amendement soit mis en œuvre, même si je sais que la procédure est en train d’être discutée par beaucoup de responsables.
Peut-on s’attendre à voir une scission au sein du parti républicain entre les soutiens de Trump et les autres ?
Je pense que la scission est déjà là depuis plusieurs semaines. Il y a clairement une scission entre ceux qui veulent aller jusqu’au bout, qui espèrent pouvoir prendre la relève de Trump s’il décide de ne pas se représenter en 2024 et ceux qui ont accepté le processus démocratique et le processus constitutionnel qui fait que Biden a gagné les élections. Avant mercredi 6 janvier, je vous aurais dit “ces deux factions vont continuer à coexister au moins jusqu’aux prochaines primaires et il y aura une espèce de combat pour l’identité du parti : Trump ou pas Trump”. Mais avec ce qui s’est passé au Capitole, je pense que les soutiens de Trump vont être extrêmement marginalisés. Le parti ne peut pas se permettre de rester associé aux violences qui ont été commises. C’est une image absolument désastreuse. Trump a dominé le parti républicain, il aurait pu continuer à le faire, mais là je pense qu’il a pris un sacré coup.
Propos recueillis par Pauline Thurier
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