Il fallait oser s’attaquer au classique de Molière. Avec le téléfilm Dom Juan et Sganarelle, Vincent Macaigne relève le défi et transforme ses personnages en héros éminemment contemporains.
“Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Dom Juan, la terre s’ouvre et l’abîme…” Foudroyé et avalé par la terre, puni par la statue du Commandeur, c’est ainsi que s’achève la course éperdue de Don Juan Tenorio dans Le Festin de pierre, pièce de Molière écrite en 1665 à partir d’une fameuse légende espagnole.
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Dans la nouvelle adaptation qu’il réalise, Vincent Macaigne, acteur et metteur en scène (de théâtre autant que de cinéma), commence son film par un geste ironique : quelqu’un y est avalé par la terre, mais c’est le Commandeur (en l’occurrence un curé), tué on ne sait comment ni pourquoi par le maître et son valet, puis enterré à la va-vite en forêt.
Texte original
Renommé Dom Juan et Sganarelle, pour mettre l’accent sur la relation entre les deux hommes, mais basé scrupuleusement sur le texte de Molière, ce téléfilm de Vincent Macaigne est à l’origine une commande d’Arte en partenariat avec la Comédie-Française, produite par Gilles Sandoz – Arnaud Desplechin, Valeria Bruni Tedeschi ou Valérie Donzelli se sont déjà prêtés à l’exercice.
Le style est libre mais les commanditaires ont imposé un cahier des charges précis : ne faire jouer que des comédiens du Français, tourner en treize jours avec un budget limité, ne pas dépasser l’heure quarante, ne pas modifier le texte original de la pièce choisie dans le répertoire. “C’était la contrainte majeure, explique le réalisateur. En revanche, j’avais le droit de couper – heureusement puisqu’il faut trois heures simplement pour lire la pièce. ça a donc été d’abord un travail de soustraction, et de recherche de décors pouvant se prêter aux scènes qui m’intéressaient le plus.”
Flirter avec l’incongru et laisser affleurer le soufre
Elaguer à défaut de réécrire, mais aussi jouer des silences et des tonalités, varier les lieux, flirter avec l’incongru et laisser affleurer le soufre, pour donner à cette œuvre mythique un éclairage contemporain, qui ne déstabilisera pas les fans de Macaigne. L’auteur d’Idiot! (au théâtre en 2009) et de Ce qu’il restera de nous (superbe moyen métrage sorti en 2012) réaffirme là son goût pour une certaine brutalité (on crie beaucoup), alternée avec une grande douceur (on se regarde parfois avec tendresse).
On y passe, non sans syncope, d’une orgie pailletée au Lutetia (sompteux travail photographique de Julien Roux) à une démoniaque limousine rappelant celles d’Holy Motors (Leos Carax) ou de Cosmopolis (bien que Macaigne avoue ne pas l’avoir vu, il y a un évident parallèle entre ce Dom Juan péteux et le trader interprété par Robert Pattinson dans le film de Cronenberg) ; d’un asile nosferatien à une forêt interlope peuplée de putes et de clodos ; d’un kebab-frites-salade-tomate-oignons à la grande table d’un hôtel où le sacro-saint père, coiffé d’un képi, se ridiculise entre deux Marseillaise.
Dom Juan le sur-vivant
Miraculeusement, le texte de Molière respire sous les coups de serpe de son jeune relecteur. Il respire et resplendit, plus audible que jamais en dépit de son âge avancé. Peut-être parce que l’esprit pour le moins chafouin du dramaturge trouve dans cette mise en scène un écho inespéré.
“Dom Juan n’est pas n’importe quelle pièce, se justifie Macaigne. Aujourd’hui, ça fait partie du patrimoine, c’est sacré. Mais à l’époque, c’était un texte brûlant. Molière l’a écrit très vite pour se consoler de la censure de Tartuffe, jugé trop antireligieux par Louis XIV. ça a donné cette pièce bizarre, une sorte de cavale sur place avec deux types qui s’aiment et se détestent en même temps.” Le cinéaste s’emporte : “On a beaucoup retenu l’aspect séducteur de Dom Juan, mais pour moi son propos est surtout politique : c’est quelqu’un qui cherche les limites, la mort, la cruauté ; quelqu’un qui brûle, qui ne veut aucun compromis, aucune hypocrisie.”
Inquiet du “retour à l’ordre moral”, membre d’une génération précarisée, apeurée, où l’on valorise la modestie et la tempérance, Vincent Macaigne voit sans doute en Dom Juan un “sur-vivant”, au sens de quelqu’un qui vit à fond, sans se soucier des conséquences.
Relation toxique
Aussi, plutôt que de se conformer à l’image d’un Dom Juan mature, sûr de lui et séducteur, laissée par Michel Piccoli (dans un téléfilm de Marcel Bluwal en 1965), Macaigne en fait un jeune branleur blindé de thune, un “petit con qui pourrait travailler dans la pub, ce genre”.
Loïc Corbery, l’œil torve et néanmoins charmeur, l’interprète à merveille, parvenant à lui donner une humanité inattendue, tandis que Serge Bagdassarian, Sganarelle à la rondeur trompeuse, passe son temps à le toiser d’un air mi-dégoûté, mi-consterné. “Apprenez de moi, qui suis votre valet, que le Ciel punit tôt ou tard les impies, qu’une méchante vie amène une méchante mort.”
De leur relation émane quelque chose de proprement toxique, comme une fumée âcre qui emplit la pièce et reste dans les naseaux des heures encore après le visionnage du film – et qui se matérialisera dans le film par un poison létal. “Mon Dom Juan semble mourir du regard de Sganarelle.” Nous, au contraire, revivons de celui de Vincent Macaigne. Jacky Goldberg
Dom Juan et Sganarelle téléfilm de Vincent Macaigne, avec la troupe de la Comédie-Française. Jeudi 5, 20 h 50, Arte
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