Patron du foot à L’Equipe et auteur de formidables romans sur George Best et Saint-Etienne, Vincent Duluc publie un livre sur les sélectionneurs de l’équipe de France. Juste avant l’Euro, il fait le point sur les chances des Bleus et les diverses affaires qui ont émaillé leur préparation.
Tu le sens comment, cet Euro ?
Vincent Duluc – Tant qu’on n’y est pas, on ne peut pas sentir tout à fait les choses. Je commence à avoir quelques phases finales derrière moi et je sais que c’est le premier jour que tu le prends en pleine gueule. Le premier échauffement de la première équipe, le premier coup d’envoi, c’est là que les choses concrètes viennent briser des mois d’attente, et rien ne remplace ça. Au niveau de l’atmosphère, c’est toujours chouette, et même s’il y a pas mal de raisons de penser que ça pourrait être moins chouette qu’on ne le voudrait, il faut essayer d’évacuer ça.
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Au niveau du jeu, c’est toujours ce problème des phases finales, qui sont censées être le meilleur du foot alors qu’elles se déroulent au plus mauvais moment car les joueurs sont souvent à leur niveau le plus faible à cause de la fatigue. Quand tu vois Anthony Martial ou Antoine Griezmann qui ont joué chacun plus de soixante matches dans la saison, tu peux imaginer qu’arrivés à l’Euro les mecs sont un peu rincés. On verra lors de la Coupe du monde au Qatar. Même si c’est n’importe quoi dans l’ensemble, le fait qu’elle ait lieu en hiver donnera un tout autre aspect au jeu, car les joueurs seront au top de leur forme.
L’équipe de France, tout chauvinisme mis à part, tu la vois assez compétitive pour aller loin ?
Il ne faut pas se mentir, ça fait quelques années qu’on dépense plus d’énergie à la sous-évaluer qu’à la surévaluer. Depuis 2010, voire depuis la finale de la Coupe du monde en 2006, il n’y a pas beaucoup de moments où elle nous a fait rêver. Ce qui donne espoir à tout le monde, c’est que la France pays organisateur l’a toujours emporté, mais ça appartient peut-être à un vieux modèle aujourd’hui dépassé.
Depuis 1998, aucun pays organisateur n’a gagné chez lui, comme s’il y avait une sorte de pression moderne. Le meilleur exemple, c’est le Brésil, qui a voulu jouer sur l’émotion et qui a été submergé par le terrain qu’il avait choisi. Les mecs pleuraient pendant les hymnes, après c’était fini, ils n’étaient plus en état de jouer.
L’émotion n’a plus sa place dans le foot moderne ?
Si, bien sûr, mais il faut en faire une force, s’en servir comme une arme. Et nous, les journalistes, on ne rêve que de ça. Quand, en avril dernier, je me suis retrouvé à Liverpool lors du quart de finale de la Ligue Europa contre Dortmund, alors que j’y allais en dehors du boulot, j’en ai repris pour dix ans tellement c’était fantastique émotionnellement.
Tu la trouves agréable à suivre, cette équipe de France ?
Il y a des moments où ça m’agace. Je reconnais plein de qualités à Didier Deschamps, mais cette façon de verrouiller à double tour la communication fait forcément ressortir mon esprit de contradiction. J’ai envie de lui dire “arrête un peu ta parano, personne ne te veut du mal, on n’est pas ligués contre toi…” Sinon, c’est une équipe à laquelle on a du mal à s’identifier parce qu’elle est encore trop jeune, trop mouvante.
On se demande encore qui est la star, la tête d’affiche. Paul Pogba ? On peut se poser la question de savoir si c’est du sportif ou du marketing. Quand on le voit jouer avec la Juventus, il n’y pas de doute, c’est du sportif. Mais avec l’équipe de France, il est assez irrégulier pour qu’on puisse avoir un doute. Griezmann, c’est la première saison où il est fort en équipe de France, donc il faut qu’il tienne jusqu’au bout.
Dans ton livre, tu évoques un échange avec Deschamps en 2000, à un moment où vous êtes brouillés, et il te dit qu’avec les générations futures de joueurs les rapports seront pires. C’est le cas ?
C’est sympa de la part de Didier de ne pas nous avoir laissés seuls avec cette génération, puisqu’il a décidé de s’en occuper en devenant sélectionneur. (rires) Ce qu’il craignait de la part des joueurs à l’époque, c’est lui qui le vit au plus près aujourd’hui. Pour ma part, j’ai pas mal d’affection et de compréhension pour cette nouvelle génération.
De toute façon, toutes les générations se ressemblent, il y a toujours la même proportion de types bien, de mecs qui ne pensent qu’à leur gueule, de mal élevés, de bien élevés, de type introvertis, de leaders… La seule différence, en équipe de France, est de savoir à qui on donne le pouvoir. La vraie question, c’est qui dirige l’équipe et va donc donner du pouvoir à untel ou untel. Le reste, fondamentalement, ne change pas.
De la même manière, n’as-tu pas l’impression que les joueurs ne sont pas plus impliqués dans des faits divers qu’auparavant, mais qu’en revanche on en parle dix fois plus ?
Il y a déjà une différence de traitement entre les joueurs de foot et ceux des autres sports. Quant tu vois l’impunité morale d’un Nikola Karabatic ou du joueur de volley Earvin Ngapeth, qui a commis des violences beaucoup plus graves que n’importe quel footballeur, tu comprends que ce qui se passe autour de Benzema, par exemple, est disproportionné. J’étais pourtant plutôt de ceux qui militaient pour qu’il n’aille pas à l’Euro.
Serge Aurier en garde à vue, c’est pareil. Ça fait vingt-cinq ans qu’on se raconte entre journalistes des histoires de joueurs qui finissent la nuit en garde à vue et qui sont libérés à 13 heures pour un match à 15. La différence, c’est que maintenant ces histoires deviennent publiques et prennent des proportions insensées. Le problème d’Aurier, c’est qu’il fait beaucoup d’efforts pour que ça se sache, donc il est logiquement récompensé.
Cantona et Jamel Debbouze ont chargé Deschamps à propos de Benzema, qui lui-même évoque le racisme d’une partie de la France qui aurait poussé le sélectionneur à l’écarter…
Les déclarations de Benzema, c’est la victoire du FC Tout pour ma gueule. Il sait qu’en disant ça il plombe l’entrée dans l’Euro de toute l’équipe, de ses copains, mais il n’en a rien à foutre. Avec Canto, c’est un vieux contentieux de vingt ans avec Deschamps qui déborde largement du cas Benzema. Il y a aussi l’affaire des écoutes des conversations entre Jean-Pierre Bernès et Deschamps à l’époque de l’OM, dont on ne peut pas trop parler mais sur lesquelles le clan Benzema fait pression.
C’est un procès cruel contre Deschamps que de l’accuser de racisme anti-Maghrébins, parce que c’est ça qu’on sous-entend. Il a pris Adil Rami, il voulait le jeune Nabil Fekir, il a même été celui qui a le plus défendu Benzema contre les 75 % de Français qui voulaient qu’il le vire… Ces accusations de racisme dans le foot existent depuis longtemps et elles se justifient parfois lorsqu’on entend des entraîneurs dire en off que les Arabes sont fainéants, ou comme Sagnol lorsqu’il disait que les Noirs était puissants mais ne réfléchissaient pas assez.
Ce que traduit en revanche la sortie de Canto, c’est que l’illusion de la France black-blanc-beur, qui était la bulle de savon de 1998, n’existe plus dans la tête des gens. Pour être honnête, avant que Deschamps publie la liste des 23, j’y ai pensé. Je me suis dit que s’il ne prenait pas Hatem Ben Arfa, il y aurait une partie des Français qui ne se sentirait pas représentée. Maintenant, si tout le monde comptabilise ses représentants, on n’en sort plus. On va avoir une manif des Bretons introvertis parce que Gourcuff n’est pas là ? (rires)
Le fait que Valls entre dans la danse concernant Benzema n’a pas aidé…
C’était n’importe quoi. En se mêlant de ça, il a contribué à radicaliser cette division, à la creuser, alors que son boulot devrait être au contraire d’apaiser les choses. On sent qu’il y a des problèmes d’identification dans la société française, des problèmes d’identités, dont l’équipe de France devient le miroir grossissant, alors que ça ne devrait pas.
Les excès euphoriques de 1998 avec Zizou président sur l’Arc de triomphe sont rattrapés aujourd’hui par des excès en sens inverse. Des excès dans tous les sens. Quand Jamel dit “Nous ne sommes pas représentés”, ça me révolte. C’est quoi “nous” ? C’est pas les banlieues, parce qu’au contraire les banlieues sont largement représentées. Ce n’est pas sa banlieue ? Il faudrait donc qu’elles le soient toutes ? Alors c’est quoi ? Les Beurs ?
Bon, maintenant il y a Rami… A la limite, qu’il porte plainte contre Rami pour être mal représenté. (rires) Le message c’est “ceux que vous voyez là, c’est pas nous”. Je trouve ça violent. Moi, quand je regarde l’équipe de France, je me sens représenté par chacun d’entre eux.
Dans ton livre, tu fais un parallèle assez convaincant entre les sélectionneurs de l’équipe de France et les Premiers ministres, en remarquant qu’il y en a eu quasiment autant sous la Ve République. Oui, il y a eu une quinzaine de sélectionneurs pour une vingtaine de Premiers ministres. Ce sont des postes où on se retrouve nommé et où on saute en vingt-quatre heures quand ça tourne mal. Parfois de façon violente, parfois de manière injuste, parfois en étant trahi par les siens. Ce sont des postes d’Etat, d’une certaine manière, car la fonction attire toutes les attentions, tous les reproches aussi. Ce sont surtout des postes où, lorsqu’on en sort, à de rares exceptions près, il ne se passe plus grand-chose après.
J’ai relu L’Enfer de Matignon de Raphaëlle Bacqué avant de faire mon livre, et on voyait bien que là aussi, rien après avoir occupé cette fonction ne pouvait être aussi excitant, même si c’est souvent dur et impitoyable. Après, la charge de travail et de responsabilités n’est pas la même. Les sélectionneurs passent la moitié de leur temps à jouer au golf, je ne pense pas qu’il en aille de même pour les chefs de gouvernement.
Quant on lit tes romans, on sent chez toi un attrait pour la magie d’un foot disparu. Est-ce seulement de la nostalgie ou penses-tu que le foot, c’était mieux avant ?
C’est de la nostalgie sans aucun doute, un truc lié au temps qui passe, mais dans la vie comme pour le foot, je ne suis pas du tout un adepte du “c’était mieux avant”. Pour la musique à la limite. Je m’intéresse à des choses modernes, j’adore The Divine Comedy par exemple, mais tout ce qui a eu lieu entre 1970 et 1979 a creusé un sillon plus profond en moi. Je continue à regarder les set-lists des concerts de Neil Young lorsqu’il passe en Europe.
Mais dans le foot, je préfère la vitesse et la fureur d’aujourd’hui au romantisme de la baballe à papa. Si j’ai écrit sur George Best ou sur l’épopée des Verts, c’était parce qu’à travers ces sujets je pouvais surtout évoquer l’Angleterre que j’adore ou Saint-Etienne, parce que mon père venait de là et que je voulais parler avant tout du contexte, de la fin des mines, plutôt que de la finale de 1976 sur laquelle on a déjà beaucoup écrit.
Le foot et la musique sont intimement liés en Angleterre. Pourquoi est-ce moins le cas en France ?
A mon niveau, ce lien entre l’Angleterre et le foot a existé très tôt, et quand je traversais la Manche pour voir un match je faisais inévitablement un détour chez les disquaires. Mais, là-bas, le foot est une culture, et avec le rock ce sont deux cultures qui se complètent. En France, le foot n’a jamais été vraiment considéré comme une culture. Avant 1998, le mépris des gens de la culture pour le foot était flagrant.
Maintenant c’est moins le cas, mais on n’a toujours pas ici ce rapport charnel qu’ont les Anglais avec leurs joueurs et leurs musiciens. Les liens du foot et de la musique en France, c’est quoi ? L’Escargot de Joël Bats ou Trésor qui chante Sacré Marius ? (rires) J’ai connu l’époque dans les stades français où, pour patienter, on passait de l’accordéon, pendant qu’en Angleterre les playlists d’avant-match étaient fantastiques. Le seul joueur avec lequel j’ai pu parler de musique un peu sérieusement, c’était Rocheteau. Ça remonte à loin.
Au cœur des Bleus (Stock), 252 pages, 18,50 €
à lire aussi George Best, le cinquième Beatles (Stock, 2014) ; Un printemps 76 (Stock, 2016)
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