Dans son documentaire, Virginie Linhart mobilise la mémoire d’anciens élèves et enseignants pour faire le récit poignant d’une aventure politique et éducative qui, de 1968 à 1980, remit en cause l’ordre académique et hiérarchique.
Près du château, rien ne vibre dans le bois dormant de Vincennes, sinon les feuilles des arbres agitées par le vent. La clairière est vide et silencieuse. Aucune trace apparente ne rappelle que la forêt environnante fut qualifiée de “pensante” dans les années 1970, du temps où l’université de Vincennes occupait les lieux et où tous les grands intellectuels venaient y enseigner, sans faire de cours magistral : Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jacques Derrida, Jacques Rancière, Jean-François Lyotard, François Châtelet, Alain Badiou, Michel de Certeau, Michel Deguy, Michel Butor, Robert Castel…
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Ce temps est effacé, rayé de la carte, oublié du territoire, comme si cette expérience n’avait même pas droit à un seul signe visible de reconnaissance. Ni marque ni plaque. Du vent. Des miettes. Convoqués sur place par la réalisatrice Virginie Linhart, quelques anciens enseignants et élèves, perdus dans la forêt de leur jeunesse envolée, ne reconnaissent d’ailleurs pas les lieux. “Archéologiquement, il n’y a rien”, reconnaît Hélène Cixous, tout en précisant : “Ce vide n’est pas vide, il est saisissant.”
Virginie Linhart restitue la puissance subversive de cette aventure
Cette confusion, indexée à un effacement, traverse le magnifique documentaire Vincennes, l’université perdue, dont tout l’enjeu consiste précisément à la retrouver. Après le trouble, la mémoire ; sous l’herbe, la plage des souvenirs. Comment retrouver cette université sinon par la parole et l’exhumation des images d’archives ?
En entremêlant toutes ces sources narratives, aux confins de l’intime et du collectif, en filmant de près les visages des anciens de Vincennes, célèbres et anonymes, Virginie Linhart restitue la puissance subversive de cette aventure universitaire unique.
Un îlot construit juste après Mai 1968
Les voix de ce temps oublié remontent à la surface du film, véritable odyssée d’une réappropriation. Par les souvenirs plus personnels aussi, quelque chose affleure. Car, fille du philosophe Robert Linhart, la documentariste se rappelle avoir passé du temps dans cet îlot construit juste après Mai 1968, lorsque le ministre de l’Education nationale Edgar Faure avait saisi la nécessité d’inventer une université différente.
Le centre expérimental de Vincennes, inauguré fin 1968, accueillait tout le monde, y compris les jeunes enfants gardés à la crèche de la fac. Une fac ouverte à tous : l’utopie fut ici une réalité pratique. Beaucoup, jusqu’au surpeuplement, y venaient, curieux, heureux de trouver dans les marges de l’université un lieu amical et savant, dégagé de toute contrainte hiérarchique, habité par le goût du savoir : étudiants déscolarisés avant le bac, élèves étrangers, travailleurs qui voulaient se raccrocher au train des études en suivant des cours le soir après le boulot, étudiants sans limite d’âge réunis par le seul plaisir d’apprendre…
“On écoutait des maîtres, pas des mandarins”
Le savoir était présent partout à Vincennes. “On ouvrait une porte, on tombait sur Deleuze, on en ouvrait une autre, on tombait sur Foucault, on en ouvrait une autre, on tombait sur Châtelet”, se souvient, ému, un ancien élève. “On écoutait des maîtres, pas des mandarins”, se rappelle Elisabeth Roudinesco, qui évoque la voix douce et magistrale de Deleuze, les provocations de Lacan, le déploiement de nouvelles disciplines comme la psychanalyse ou le cinéma.
L’université fut en même temps que son ambition intellectuelle une base arrière de l’extrême gauche, orpheline de Mai 68 mais pas de la révolution. Du bois devait partir un nouvel élan, exalté. “On y vivait Mai 68 une fois que Mai 68 était mort”, reconnaît Gérard Miller.
Le mouvement féministe déploya ses premières revendications à Vincennes. Des maos aux trotskystes, des anarchistes aux situationnistes, le gauchisme avait fait de Vincennes le lieu de son prolongement rêvé, au cœur d’une forêt où l’air était vif mais où les exaltés semblaient un peu en respiration artificielle. Le motif de la lutte perdurait, à travers des occupations, des grèves ou des élections internes sabotées.
L’idée qu’un autre monde éducatif était possible
Au désordre et au tumulte, l’université ne survécut pourtant pas très longtemps. Dès la fin des années 1970, la ministre des Universités Alice Saunier-Seïté s’inquiétait du trafic de drogues sur place : un prétexte idéal pour déloger la fac et la déplacer en 1980 à Saint-Denis.
En trois jours, le centre fut détruit : un massacre à la tronçonneuse qui résonnait aussi comme un deuil politique et pédagogique. Car ce que ne supportait pas le pouvoir giscardien, ce fut, plus que les drogues, l’esprit de subversion politique, l’idée qu’un autre monde éducatif était possible, remettant en cause les savoirs académiques, la sélection, l’ordre hiérarchique. Ce que défendait Vincennes ne tenait plus dans la société néolibérale. Qui aurait aujourd’hui l’idée d’imaginer un tel projet pédagogique, en dehors de quelques rares utopistes vus comme de purs hurluberlus ?
Le souffle d’une utopie sociale
En même temps que la forêt pensante, l’utopie révolutionnaire disparaissait à Vincennes. Ce que Virginie Linhart convoque dans son film élégiaque, ce sont ces voix d’un passé lointain qui portent encore le souffle d’une utopie sociale, où le plaisir d’apprendre s’accordait à l’esprit de liberté et de subversion.
Un souffle dont les générations d’étudiants successives n’ont ensuite gardé le souvenir flou qu’à la mesure de la normalisation du système éducatif. De Vincennes, il ne reste rien sinon l’écho d’un appel à imaginer, sans cesse, autre chose que ce que le présent impose.
Vincennes, l’université perdue documentaire de Virginie Linhart. Mercredi 1er, 23 h 15, Arte
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