Informateurs sous X, témoins fantômes, intimidations et rumeurs… Les lourdes condamnations des “tireurs de Villiers-le-Bel” agissent comme un révélateur des fractures de notre société. Le procès de la banlieue a bien eu lieu.
La justice a été inventée pour dépasser la vengeance. La vengeance, c’était ce qui s’est passé les nuits du 25 et 26 novembre 2007 à Villiersle-Bel, après l’accident entre une voiture de police et une minimoto que conduisaient deux adolescents, Moushin et Lakamy, tués sur le coup.
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Commissaire tabassé, incendie d’un poste de police, caillassage en règle des forces de l’ordre puis quatre-vingt-seize policiers blessés dont quatre grièvement par des tirs de fusils à pompe et de chasse. La justice, c’est ce qui aurait dû se passer au tribunal d’assises de Pontoise du 21 juin au 3 juillet. Certains habitants craignaient que ce procès “des tireurs de Villiers-le-Bel” soit celui de la banlieue.
Pour Michel Konitz, avocat d’un des cinq condamnés, cela a été pire :
“En trente-deux ans de carrière, je n’ai jamais vu autant d’approximations, autant de gens malmenés dès l’instant qu’ils sont favorables à la défense… Ce n’était pas le procès de la banlieue, on a rendu une justice de banlieue.”
Pendant deux années d’instruction, l’enquête policière n’a pu apporter de preuves matérielles pour l’identification des auteurs des tirs, les agrandissements des photos et des films n’ont rien donné. Alors, la police judiciaire a fait appel à des témoignages sous X, a convoqué des mis en examen, pour caillassage, qui se sont rétractés à l’audience. Un témoin surprise a même menti à la barre sur son casier judiciaire.
Les jours où les parties civiles témoignaient, un cordon policier supplémentaire se formait pour empêcher les journalistes ou les familles de leur parler. Une précaution inutile puisque tous les jours à la pause déjeuner, tout le monde faisait la queue devant les mêmes boulangeries sans s’adresser la parole.
Au palais de justice, le contexte et le dispositif mis en place pour les deux semaines de procès étaient un résumé de tout ce qui ne fonctionne plus dans la société française : l’intégration en panne, une justice à deux vitesses, une jeunesse et une police aux prises avec des violences quotidiennes, une population en proie à une peur irrationnelle…
Dans la salle d’audience, la moitié des bancs, soit une cinquantaine de places, est occupée par les policiers, cheveux courts, blancs, avec de temps en temps dans les rangs un collègue antillais ou réunionnais. L’autre moitié est occupée par les proches des prévenus : Noirs, Maghrébins, mères en boubou. Et, les deux derniers rangs par les journalistes aussi blancs que les policiers.
Selon l’affluence, il y avait entre quinze et trente places allouées aux membres des familles. Les parties civiles entraient par une porte en montrant leur carte de police ; les proches, passés au préalable au détecteur de métaux, entraient par une autre. Avant d’arriver jusque-là, ils avaient déjà franchi un portique à l’entrée du tribunal et négocié avec deux rangées de CRS.
Dans la salle des pas perdus, un policier qui intervient dans le 93 n’y voyait pas de discrimination :
“Pour moi, ce n’est pas le procès des hommes blancs en bleu contre celui des hommes noirs de banlieue. C’est comme ça dans tous les procès, les parties civiles sont séparées des proches de la défense. Moi, je suis venu témoigner de ce que j’ai vécu : on s’est fait tirer dessus comme des lapins. Je venais de Paris le soir des émeutes, je n’étais pas dans la voiture qui a percuté les gamins. Même des “sages” du quartier nous ont dit ce soir là : “Arrêtez-les tous, ils veulent vous tuer ou vont se faire tuer.” Quand j’interviens en banlieue, je m’appuie toujours sur ces anciens, ils ne cautionnent pas ce que font les plus jeunes.”
Dans la salle d’audience, la présidente du tribunal, Sabine Foulon, ne fait pas autant de nuances. Aux médiateurs venus témoigner, elle leur reproche de ne pas avoir pu empêcher le lynchage du commissaire Illy. Au sujet d’une jeune femme diplômée, elle ironise quand celleci explique qu’elle a craqué après son interpellation lorsqu’elle a vu ses parents menottés au sol :
“Pourtant, vous avez un deug de psycho”
, lui fait remarquer la juge.
Dans le tribunal, ce sont également deux mondes qui ont du mal à s’appréhender. Dans le box des accusés, quatre Français d’origine sénégalaise et malienne, de 23 à 29 ans. Le plus jeune, Maka “Mara” Kanté, est le seul à ne pas avoir de casier judiciaire. La présidente du tribunal mettra dix jours pour arriver à prononcer correctement le prénom d’un des accusés, Abderhamane, dit “Abou” qui lui, dès le premier jour, ne trouve rien de mieux à faire que d’insulter la cour.
Entretemps, la présidente l’aura appelé Abdelkader, confondu plusieurs fois avec son demi-frère Adama Kamara, aussi présent dans le box.Ils ont tous deux 29 ans et sont issus d’une famille “communautaire”, pour ne pas dire polygame. Pour le reste, tout les sépare, Adama, marié depuis treize ans, a été médiateur, veut créer sa société de sécurité et s’est engagé en politique. Aux côtés d’Ali Soumaré, élu depuis conseiller régional PS, il a même rencontré Michèle Alliot-Marie, alors ministre de l’Intérieur, après les deux nuits d’émeutes. Adama comme son demi-frère sont accusés d’être les meneurs.
Le climat de suspicion, de rumeurs, de vendetta et de violences quotidiennes a nui à la sérénité des débats. La veille du procès, sans rapport avec celui-ci, deux groupes de jeunes de Villiers-le-Bel, ceux de la Cerisaie et du quartier de la ZAC de Derrière-les-Murs, se sont affrontés à coups de couteaux et de pistolets à grenaille pour un mauvais regard échangé quelques semaines plus tôt à la foire du Trône à Paris.
Le dimanche précédant la deuxième semaine de procès, un adolescent de 19 ans du quartier des Carreaux est tué d’une balle, au volant de sa voiture, parce qu’il avait écrasé le chien d’un autre du Puits-la- Marlière.
Ces “flinguages”, comme les appelle Jean Espitalier, ancien directeur régional de la police judiciaire de Versailles, auraient dissuadé les témoins sous X de se rendre à leur convocation, sauf un, qui s’est révélé être un informateur dans une affaire de stupéfiants. Il s’est finalement laissé filmer en visioconférence, la voix déformée et le visage dissimulé. Celui qu’il accable, Maka “Mara” Kanté, a cru reconnaître dans son témoignage un rival :
“Il connaît bien les mecs de la ZAC, les surnoms, les blases. Depuis que j’ai 13- 14 ans, dès que je vais manger chez mon père, ces mecs me sautent dessus.”
Mara prend un temps de réflexion et s’adresse à la présidente du tribunal :
“Comment vous expliquer la chose ? Pour nous toucher, les mecs d’en face vont crever les pneus de nos parents, tapent nos petits frères, agressent nos petites soeurs ou viennent témoigner dans des procès pour nous faire tomber.”
Dans la salle des pas perdus, beaucoup sont sceptiques mais une soeur d’un des prévenus sème le doute :
“Qu’est-ce que vous croyez ? Ils sont capables de tuer un mec parce qu’il a écrasé un chien, alors envoyer quelqu’un en prison…”
La veille du réquisitoire samedi 3 juillet, les avocats estimaient leurs clients déjà condamnés :
“Pour réparer l’insupportable, résume Michel Konitz, on prend le risque d’une bavure judiciaire.”
Verdict : Abderhamane et Adama Kamara ont été condamnés à quinze et douze ans de prison pour tentatives de meurtres en bande sur des policiers, Ibrahima Sow et Mara Kanté à neuf et trois ans. Samuel Lambalamba, qui comparaissait libre, à trois ans de prison pour avoir fourni un fusil à pompe. Les jurés ont entendu les arguments de Mara, c’est le seul qui a pu contredire le témoignage sous X qui le dénonçait.
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