Après trente-cinq ans passés à y écrire sur la télé, le cinéma, la mode, la photographie, Gérard Lefort quitte « Libération ». Trente-cinq ans de journalisme placés sous le signe de l’irrévérence, la liberté et la joie. Retour sur un parcours flamboyant, intimement imbriqué aux années de légende d’un quotidien pas comme les autres.
Tu viens de quitter Libération après trente-cinq ans dans ce journal. Qu’est-ce qui fait que tu as choisi de partir ?
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Gérard Lefort – L’argent ! (rires) En tout cas, ce n’est pas lié à l’arrivée des nouveaux propriétaires. Ma relation au journal a connu une déperdition lente, qui s’est accéléré plutôt avec la précédente direction, Nicolas Demorand et Sylvain Bourmeau, mais qui datait au fond du départ de Serge July. July a été viré par l’actionnaire en 2006, Edouard de Rotschild et là on s’est retrouvés bien seul. Je ne veux pas mythifier Serge July mais disons que pour cinq idées à la con, il en avait une vraiment très bonne.
Le fait qu’un quotidien ait pu être très identifié à son fondateur, au point qu’il semble en danger lorsque celui-ci le quitte, n’est-il pas le fond du problème ?
Il y a de ça sûrement. Pour beaucoup de gens, Libération a été et restera le journal de Serge July. On n’a jamais dit le journal de Laurent Joffrin… Le Monde a peut-être été un peu identifié à Hubert Beuve-Méry quand même…
Même si tu parles de déperdition lente, il nous semble malgré tout que les derniers mois, avec l’annonce des suppressions de postes, ont créé un véritable état de crise, non ?
Sûrement, mais qui n’est que l’inflammation subite d’un mouvement plus souterrain lié à plusieurs facteurs, comme le vieillissement des journalistes, leur faible renouvellement, le vieillissement et l’embourgeoisement du lectorat. Le lien de ce lectorat avec le journal est aussi extrêmement affectif, plus qu’avec aucun autre quotidien, je pense, presque familial et du coup un peu tumultueux. Si on va trop à gauche, on nous traite de gauchistes, si on se rapproche du centre, on vire sarkozystes. Je suis d’accord pour parler d’une crise sociale dans l’entreprise ces derniers mois, mais pour moi, il y a une crise des idées à Libération, qui commence beaucoup plus tôt. Sûrement avec le départ de July. Peut-être même avant.
Serge (July) parfois me disait qu’il aurait dû partir bien plus tôt, par exemple après l’échec commercial de Libé 3 en 1994. Par ailleurs, moi j’aimais beaucoup Libé 3. C’était un geste un peu fou, un résultat totalement foutraque mais ça ne manquait pas de panache. Tous les indicateurs disaient que la presse écrite était déjà en mauvais état et que ça n’allait pas s’arranger. Et là, on a dit : « Flambons ». Plutôt que de faire 40 pages, faisons en 80. C’était un projet très tabloïd, très à l’anglosaxonne, avec plein de cahiers superposés. Plus de 120 personnes ont été embauchées d’un coup pour accoucher de ça. C’était à la fois informe mais truffé de trucs formidables.
Et en même temps, c’est à ce moment-là que le secteur de l’édition (les personnes qui relisent, corrigent, titrent les textes – ndlr) arrive en masse avec pour mot d’ordre de mettre au pas les journalistes. C’est la première fois qu’on commence à entendre qu’on emploie des mots trop compliqués, que par exemple les articles de Bayon, on n’y comprend rien. A chaque personne qui est venue me chuchoter ça à l’oreille entre deux couloirs, j’ai toujours répondu « C’est vrai et quelle chance ! » En tout cas, Libé 3 est probablement le moment où on a commencé à se sentir encadrés. Dans tous les sens du terme – comme un tableau, on nous mettait un joli cadre, avec cette nouvelle maquette opulente ; et en même temps, on sentait la volonté de nous tenir.
Le journal a-t-il manqué la révolution numérique ?
Il n’avait pas raté en tout cas le virage de l’informatisation. Je crois bien que Libé a été le premier journal informatisé au début des années 80. On n’avait pas non plus manqué le Minitel car je me souviens que France Télécom avait eu la gentille attention d’offrir 150 minitels a Libération au milieu des années 80. Ca a fait des ravages : plus personne ne travaillait, tout le monde passait la journée à lire compulsivement des petites annonces de cul ! La direction nous les a confisqués ! (rires) Et puis ensuite, très tôt, July a senti aussi qu’on ne lirait plus l’information sur du papier mais sur des écrans. C’est au cœur de son texte d’adieu dans le journal. J’ai l’impression que Libé a toujours eu une certaine intuition pour entrevoir la direction qu’allaient prendre les choses mais sans savoir complètement comment s’y engager.
Et sur le programme de refonte porté par la nouvelle direction, où le net paraît l’absolue priorité, qu’en penses-tu ?
Franchement, il ne m’appartient plus d’en juger. Je souhaite beaucoup de bien à mes amis qui sont encore làbas, et pas mal de courage, mais pas plus.
Et à titre plus personnel, comment se sent-on quand on quitte un journal où on a écrit pendant trente-cinq ans ?
La grande surprise, c’est que je ne me sens pas du tout déprimé. Il y a quelques jours, je regardais sur iTunes un des films des années 30 de la Warner, une fantaisie policère très marrante précode Hays. Tout d’un coup, l’héroïne s’arrête devant la caméra et déclare : « Il faudrait qu’il y ait une loi qui interdise la mélancolie, comme un amendement à la Constitution et qui soit applicable à tout le monde. » (rires). Je suis pour ! En ce qui me concerne, je dirais après Libération, la libération…
Oui mais quelles occupations après la libération ?
Vous savez, il y a une dizaine d’années, un soir, j’ai eu une indigestion de la télévision. Je la regardais depuis quatre heures, je me demandais ce que je foutais là. J’avais un très beau Sony écran plat. Je l’ai pris et je l’ai foutu sur le trottoir. Evidemment, il n’a pas tardé à disparaître et tant mieux. Et depuis, la télé ne m’a pas manqué. J’ai le même sentiment aujourd’hui avec Libé. J’ai descendu quelque chose sur le trottoir. Et prenne qui pourra.
Ta vie professionnelle se confond absolument avec ta vie dans ce journal. Tu aurais pu être journaliste ailleurs ?
Non, tout ce que j’y ai fait n’aurait pas pu se passer ailleurs. Ce journal, c’est vraiment une biologie étrange. Et aussi un pandémonium. Avec beaucoup de gens très durs, très violents, très fous parfois aussi, et capable de vilenies épouvantables ! Ne me regardez pas comme ça, je ne parle pas de moi… (rires) Avant, j’ai fait des petits boulots, mais mon premier emploi salarié c’est Libé.
Quel était ton rapport de lecteur à Libé dans les années 70 avant d’y bosser ?
J’ai chopé Libé en cours, pas dès les premières années, et essentiellement grâce à Michel Cressole. Je suivais de loin les activités du Fhar, le Front homosexuel d’action révolutionnaire (l’acronyme est un jeu de mot avec « fard » – ndlr) et certaines de ses figures les plus hautes en couleur écrivaient aussi dans ce journal, Guy Hocquenghem, Michel Cressole, Hélène Hazera… En fait, Michel Cressole écrivait les articles sur la télévision mais j’ignorais que c’était lui car il signait MC Productions. Car à l’époque il était mal vu de signer ses articles, ça tenait un peu de l’individualisme bourgeois (rires). Les articles étaient hilarants. A l’époque, l’après-midi, il y avait ce qu’on appelait la télévision scolaire. Et en l’annonçant, il avait écrit pour seul commentaire « Télévision scolaire : pléonasme ». Là je me suis dit « Waow ! il y a quelqu’un derrière MC Productions et c’est n’importe qui ! » Et puis j’adorais aussi les reportages sur 5 ou 6 pages de Marc Kravetz.
Je lisais Libé régulièrement mais ce n’était pas « mon » journal. Plein de choses m’exaspéraient, je les trouvais plus que raides politiquement, trop marqués encore par le maoïsme. Et puis ils ont fait des conneries épouvantables dans les années 70, comme réclamer des tribunaux populaires ! Une jeune fille avait été trouvée assassinée dans un terrain vague dans le Nord et ils avaient décidé que c’était forcément un notable, donc le notaire. Le journal avait affirmé qu’il était coupable, alors que la justice avait tranché qu’il ne l’était pas, et Libé réclamait l’existence de tribunaux populaires pour pallier la justice. Pour moi, c’était l’horreur absolue !
Quels ont été les journaux avec lesquels tu as eu un rapport fort ?
A l’époque je lis Actuel. Je n’y trouvais pas totalement mon compte mais c’était plus drôle, plus zinzin. Je lisais aussi Le Monde, qui était comme la cathédrale Notre-Dame, glacial et très ennuyeux, mais je le lisais quand même. Je pouvais aussi acheter Le Figaro, sur cette vieille idée mao de « connais tes ennemis »… Et puis bien sûr Charlie Hebdo qui me faisait beaucoup rire. J’ai commencé je crois avec la une « Bal tragique à Colombey : un mort » pour annoncer la mort de De Gaulle. Parce que deux semaines auparavant une discothèque avait brulé et 146 personnes étaient mortes. Le journal a été immédiatement interdit ! (rires)
A l’époque, tu étais étudiant à Normale Sup et tu ne te voyais pas devenir journaliste ?
Ah mais non quelle horreur ! (rires) J’en parlais récemment avec une amie qui a fait hypokhâgne avec moi. On se souvenait que la pire infamie dans une dissertation, c’était quand le prof écrivait dans la marge « style journalistique « . On voyait bien ce que ça voulait dire : vite fait, bien fait, pas très bien écrit, aucune idée personnelle…
Mais alors comment finalement es-tu devenu journaliste ?
Après Normale sup, pour continuer indéfiniment mes études et ne surtout pas entrer dans la vie active, je me suis inscrit à Sciences Po, dont j’ai été diplômé en 1978. Là, je suis resté inactif quelques temps. Entretemps je m’étais fait réformé de l’armée. P5, trouble psychiatrique lourd. Le psy de l’hopital militaire de Rennes était un clone improbable d’Yves Mourousi et, à ma très grande surprise, est tombé vaguement amoureux de moi. Avec sa grosse voix très virile, il m’a fait des propositions, j’ai réussi à manœuvrer pour me faire réformer. Après j’ai donné des cours de philo dans les beaux quartiers, enchaîné les petits boulots. J’avais 26 ans et je ne savais absolument pas quoi faire. C’est une amie d’amie qui savait que Libé cherchait des pigistes pour les pages livres que Gérard Mordillat était en train de créer. Il était plutôt sympathique, m’a présenté Robert Maggiori (spécialiste de la philosophie à Libé – ndlr). Je leur ai dit que j’avais fait des études de philo, ça les a rendus curieux, ils m’ont demandé si j’avais un truc à leur proposer. Pour les épater, je leur ai dit que je connaissais Michel Serres et que je pouvais faire un entretien avec lui. Ils n’en sont pas revenus. C’était un peu du bluff, car je ne le connaissais pas, mais toujours ma même amie d’hypokhâgne, Christine Frémont, le fréquentait un peu. Par chance, Serres sortait un livre, Le Parasite, un de ses premiers essais sur la communication. Je l’ai contacté de sa part, il a été adorable et a accepté. J’ai donc fait le premier entretien dans Libé avec Michel Serre.
Et tu n’avais jamais fait d’entretien de ta vie ?
Jamais ! Serres, qui avait un peu plus que moi l’habitude des entretiens, m’a très gentiment donné un méchant coup de main à la relecture, mine de rien. « Si j’étais toi, je mettrais pas les questions dans cet ordre, j’enchaînerais pas ça comme ça… » Je rends mon article dans les locaux de la rue de Lorraine et là je rencontre Blandine Jeanson, une fille très belle, qui a joué dans Week End de Godard, était la compagne de July, et dont j’ai adoré la drôlerie et la gentillesse (elle est morte il y a une quinzaine d’années). Elle m’a aidé, a pas mal retapé le papier puis m’a dit « bon ben voilà, ça paraît samedi. Sur trois pages ». « Euh… samedi quand ? » « Ben après-demain ! » J’étais sidéré, moi qui était habitué au rythme de travail de Normale, que ce soit si rapide. Je suis parti, le cœur léger. Lorsque Blandine m’a rattrapé dans la rue en courant en me disant « Mais vous vous appelez comment ? » J’avais oublié de signer l’article.
On est donc en 1979 et tu deviens pigiste du service livres…
Oui, je me mets à écrire aussi bien sur des essais que des romans ou de la BD. La bonne idée de Mordillat, peutêtre la seule, c’était que les livres sont des livres et qu’on ne les range pas en sous catégories. J’ai sympathisé avec un autre pigiste, Didier Eribon. On écrit de plus en plus. Je me sens moyennement à l’aise avec le côté viriloïde de Mordillat, son côté « vive le peuple, vive la sociale » (Vive la sociale ! sera le titre d’un film réalisé par Gérard Mordillat en 1983 – ndlr). Mais il me faisait confiance. Ce sont des années bizarres. Je vais là bas de plus en plus souvent et à l’époque, pour moi, le fin fond du XIXe arrondissement, c’est la Chine. A l’époque seule la rive gauche comptait. Ma vie, c’était les cinémas Olympic, les bandes de la porte de Vanves…
C’est quoi les bandes de la porte de Vanves ?
Ah !… (rires) Nouveau chapitre inédit de ma vie. Dans le sud de Paris, autour de la porte de Vanves, il y avait une zone, qu’on ne disait pas encore de nondroit, mais pas loin. Il y avait beaucoup d’immigration, beaucoup de deal, de castagne, de voyous, des meurtres et des bandes. Souvent des bandes affiliées au gauchisme un peu radical. J’avais des amis dans ce milieu, je l’ai pas mal fréquenté. J’étais très loin de la gauche mao du Libé historique, mais par contre plutôt proche de cette gauchelà, très anar. Ils faisaient des actions délirantes, comme l’attaque d’un magasin de fourrures rue de Rennes. Avec une barre à mine, ils explosaient la vitrine et pendant que l’alarme sonnait, ils dévalisaient les manteaux en lapin, et le plus costaud de la bande avait même mis la main sur un vison. Arrivé chez lui, il l’avait taillé au cuter dans le dos, cousu une bande de skaï pour etre à l’aise et sa joie dans le métro était d’être reluqué par les mémères qui lui jalousaient son manteau. Il y avait pas mal de gens en archi ou aux BeauxArts, tout le monde était un peu artiste. On faisait beaucoup de sottises et on s’amusait.
Comment te mets-tu à écrire sur autre chose que les livres ?
A l’époque, tout ce qui était culture, télévision et « Sandwich » – le supplément avec les petites annonces de cul – n’est plus dans le même immeuble que le reste du journal. Ils ont une petite maison de l’autre côté de la rue. Et là, c’est la cage aux folles, aux trans, à tous les marginaux désirants, c’est le grand délire ! Dans un tout petit espace sont concentrés Michel Cressole, Hélène Hazera, Philippe Houmous, JeanFrançois Briane, Bayon… On les avait isolés. Comme les fous ! Bayon était un très beau gosse, assez givré. Ils étaient quatre ou cinq mais n’avaient qu’une machine à écrire ! Et tous les jours, ils faisaient à dix mains les pages télé, qui étaient plus qu’expérimentales ! C’était un concours de blagues venimeuses et sophistiquées ! July a toujours eu le dont de détecter le talent et il était assez impressionné par celui de Cressole. Moi, après avoir apporté mes papiers livres, je passais plus que la tête dans leur petit cagibi, j’essayais de me faire accepter… Jusqu’au jour fin 80, où Cressole m’a dit « Mais tu vas dépérir avec cet hétérobeauf de Mordillat. Viens avec nous. C’est facile : tu regardes la télé et après tu écris tout ce que tu veux »
A l’époque, il y avait trois chaînes et ils passaient leur temps à regarder la télévision au bureau. J’ai passé des aprèsmidi à regarder avec eux Aujourd’hui madame qu’ils commentaient à voix haute en hurlant de rire. C’est là que j’a découvert cet être extraordinaire : Louella Interim. Non mais quèsaco ? Chair, poisson ? On sait pas… Il, ou elle, était de la famille de Proust. Sa mère était une fille Weil, de la famille de la maman de Proust. Et c’était un dandy invraisemblable, à la fois tiré à quatre épingles et hyper crade, comme si on venait de le rouler dans la boue. Et puis extremement cultivé(e), ayant lu plus de livres que le reste de la terre… Et dans le genre dandy crade, Alain Pacadis traîne aussi dans le coin. Enfin traine en diagonale, en suivant la ligne blanche… (rires). J’avais 27 ans et je me suis mis à beaucoup bosser parce que c’est là que je voulais être.
En 1981, le journal s’interrompt et repart restructuré…
Hou là oui… Sept heures d’AG. Le journal marchait mal, July pensait que Libé ratait le coche de la modernité. Il a tout arrêté. Mais bon, c’était une boîte pas comme les autres, parce que pendant tout l’arrêt du journal, je continuais à toucher de l’argent de la main à la main. Faut jamais oublier que Libé a longtemps été une coopérative, où tout le monde gagnait la même chose, 3950 francs par mois, de Serge July au gars de l’accueil. Finalement le journal reprend au lendemain de la victoire de François Mitterrand, avec en une « Enfin l’aventure ».
Quand le journal reparaît, tu t’infiltres au service télé ?
Exactement. Je me mets à écrire de plus en plus. Jusqu’à une réunion au début de l’automne 81. A l’époque, tenezvous bien, les embauches se décidaient en AG (rires). Chaque embauche était discutée et votée. Et tu dois être là, comme si tu assistais à ton procès. C’était infernal. Donc July réunit tout le service culture, tout le service télé et là, presque en passant, à toute vitesse, il lâche : « Bon, Gérard est pigiste, mais j’aimerais qu’il dirige le service télé. » Et là, stupeur ! Un embryon de discussion commence, y a des « Moi je l’sens pas » qui volent, ça ne se présente pas très bien. Bayon, qui était alors assez homophobe, était plutôt contre. Serge Daney, qui venait d’arriver des Cahiers à la tête du service cinéma, et Louella, étaient mes principaux soutiens. Bref ça se présente mal, lorsque July dit « Bon ok, on vote. Qui est contre l’embauche ? » Et là une forêt de bras se lève ! « Qui est pour ? » Cinq personnes ! Alors July, blasé, lâche : « Bon ben voilà, c’est tranché, il commence demain. » Il se lève et s’en va en me laissant dans l’arène aux lions. Tempête de grogne et de protestation. J’étais pas fier, je vais voir Michel Cressole en lui demandant ce que je dois faire et il me dit : « Ecoute, tu fais ce que la patronne a dit ! Tu viens demain et tu commences. » Voilà comment j’ai été embauché à Libé.
Et comment se fait le glissement du service télé au service ciné ?
Entre-temps, on a déménagé rue Christiani dans le 18eme. Les locaux sont propres, entièremement meublés par une razzia Emmaus. On est quand meme les uns sur les autres. Serge Daney a peur. Lui ancien mao se retrouve en tête à tête avec Hélène Hazera, qui est une ancienne situ et abhorre les maos. Et tous les jours, elle lui rappelait les papiers « scandaleux » qu’il avait écrit sur tel film chinois… Il était en plus arrivé totalement dans le placard, totalement honteux de son homosexualité et il se retrouvait lâché parmi les folles les plus vindicatives de Paris. Peu à peu, il s’est émancipé, comme critique, mais aussi d’un point de vue personnel. Me concernant, je crois qu’il aimait bien ce que j’écrivais sur les films à la télé, et très vite m’a fait écrire dans les pages cinéma, puis je suis devenu son adjoint.
A l’époque es-tu cinéphile ?
Je n’aurais jamais employé ce motlà. J’allais à la Cinémathèque, au quartier latin, je voyais beaucoup de films. Mais dans les années 70, aller au cinéma était une activité comme une autre. Genre : « Quelle heure, il est, là ? Ah si j’allais voir un film. » Ca n’a jamais été tellement plus que ça pour moi. Evidemment, des choses ont compté plus que d’autres. La découverte de Pasolini ou du nouveau cinéma allemand, Fassbinder, Herzog, Wenders, j’étais à fond. Les premiers Scorsese m’ont impressionné. Scorsese plus que Coppola parce que son cinéma est plus hâbleur. Alors que le plus profond des deux, évidemment, c’est Coppola. Mais le côté j’ai un prieDieu à la Cinémathèque et je mets des cierges sur l’autel des Grands Auteurs, ça n’a jamais été mon rapport au cinéma. Mon usage en a toujours été plus léger. Je n’ai d’ailleurs jamais lu les grands textes théoriques sur le cinéma. Venant des études de philo, j’avais tendance à trouver ça faible d’esprit. Mais je suivais à Vincennes le séminaire de Deleuze, et dès le milieu des années 70, j’ai pu entendre sa pensée sur le cinéma prendre forme. Et ça m’intéressait beaucoup.
Est-ce que malgré tout, il n’y a pas, dans le travail quotidien, quelque chose qui déteint entre Daney et toi ?
On s’est surtout beaucoup frités (rires). Mais oui, c’est ce qu’a écrit en tout cas Louis Skorecki. Il m’avait prévenu qu’il préparait un texte sur le « meilleur service cinéma du monde », tout en nuances Louis, quand Daney et moi dirigions le service. Je crois que Serge (Daney) au début se sentait pris en tenailles entre les gens des Cahiers d’où il venait et ceux de Libé. D’ailleurs Daney tentait des rapprochements. En 1983, on avait couvert le Festival de Cannes ensemble. Heureusement, pour moi, il y avait des jeunes critiques, comme Olivier Assayas ou Danièle Dubroux, avec qui j’avais passé alliance et on s’était bien marrés. Probablement que certains des amis de Serge aux Cahiers devaient lui dire qu’on écrivait vraiment n’importe quoi, qu’on était immatures et irresponsables. Je me souviens d’un article que j’avais écrit avec Cressole sur L’Argent de Robert Bresson, dont je disais qu’il ressemblait à un téléfilm polonais, ça avait fait grincer des dents aux Cahiers (rires). Mais finalement Daney a choisi. Pour lui désormais, c’était Libé.
Daney et toi avez eu deux trajectoires inverses. Lui a fait très peu d’études, est autodidacte, et n’a cessé de viser une grande reconnaissance intellectuelle, jusqu’à ce que Gilles Deleuze préface ses recueils d’articles. Toi en revanche, tu as eu une formation d’intellectuel mais tu as pratiqué la critique avec une forme de clownerie, d’irrévérence…
Je n’y ai jamais réfléchi, mais ces trajets inverses que tu décris expliquent peutêtre qu’à un moment donné on puisse se croiser. C’est vrai que Serge était très impressionné par les études et les diplômes et moi pas du tout. Je me souviens en effet du jour où il est arrivé fier comme un poux en disant « Deleuze a accepté de préfacer un de mes livres ! ». Aussitot, j’ai répondu : « Mais moi il m’a corrigé des copies. Et il marquait ‘très bien’ dans la marge. » En vrai, il mettait « très bien » sur toutes les copies et il ne les lisait pas (rires).
Autour de Daney et toi, une nouvelle équipe se soude…
Oui, Daney fait débuter un très jeune homme, Olivier Séguret, qui a 21 ans. Très vite, on devient amis, c’est un vrai complice, on partage beaucoup de choses et j’adore ce qu’il écrit. Et puis, il y a Louis Skorecki, que j’ai fait venir des Cahiers pour qu’il écrive sur les films à la télé. J’ignorais que Daney et lui se connaissaient depuis le lycée. Quand j’ai prévenu Serge, il est devenu bleme. « Oh non, ça fait vingt ans que j’essaie de m’en débarrasser. » Pour le calmer, je lui ai dit « Je te fais le serment qu’il n’écrira pas sur le cinéma ». Bien sûr je n’ai pas tenu parole.
Comment vis-tu ces années 80 où le nombre de lecteurs de Libération augmente et où les pages cinéma deviennent une tribune très puissante?
Croyez-moi ou pas, mais on n’en avait pas conscience. Daney un petit peu, parce qu’il avait pas mal d’amis cinéastes, et non des moindres. Donc il sait que ça commence à faire du bouzin. Je pense même que ça a pu parfois lui faire de la peine. Parce que les gens parlaient plutôt des articles un peu scandaleux, un peu drôles, plutôt que des ses textes de reflexion. Cette progressive tension a culminé durant un Festival de Cannes tragique en 1987. Le Festival fêtait ses 40 ans et les chaînes de télévision arrivaient pour la première fois en masse sur la Croisette : Dechavanne, les JT, etc. C’était l’horreur, l’invasion, il y avait un vacarme effrayant, une ambiance de direct permanent. Et en plus il a plu du premier au dernier jour sans interruption, ce qui à Cannes joue pas mal sur les nerfs. Juste avant le Festival, Libé sortait « Pourquoi filmez-vous ? » (supplément mythique où une centaine de cinéastes répondent à la question – ndlr). C’est Skorecki qui l’avait dirigé, ça lui a pris sept mois. Mais Daney voulait en signer l’édito. Finalement Skorecki l’a cosigné mais ils sont arrivés à Cannes fâchés. En plus un avion passait dans le ciel pendant tout le Festival avec en pancarte « Pourquoi filmez vous ? ». Le mec de la pub avait assuré. Quelque chose se grippe alors dans l’équipe. Tout ce qu’il y avait de dynamique entre nous se coince. Puis, on voit le film d’ouverture, Chronique d’une mort annoncée de Francesco Rosi, et j’écris un article sur le film titré « Chronique d’une merde annoncée ». Ca crée un mini-scandale, des émeutes, des pétitions pour que je quitte la Croisette… et là encore Daney le vit pas très bien. Il a l’impression qu’on parle plus de ce type d’éreintements rigolos que de son papier magnifique sur Yeelen de Souleymane Cissé. C’est lourd ! Peu de temps après, il m’a laissé les clés du service et est parti écrire sur la télé de façon quotidienne.
Ta perception de Daney est assez négative…
Ah non ! Ne croyez pas ça. Souvent, j’étais séché sur place par l’intelligence de Serge. Pour décrire la pensée de Daney, ou son écriture, on a souvent utilisé la métaphore du tennis. Parce qu’il adorait le dialogue et avait besoin qu’on lui renvoie la balle. Mais le tennis, c’est trop horizontal pour décrire une conversation avec Serge. Un échange avec lui prenait plutôt la forme d’une grimpée. C’était ascensionnel. Il disait un truc et on se sentait exhaussé ! Comme si on se montait réciproquement sur les épaules pour escalader une paroi. C’est assez rare d’avoir ce sentiment dans une relation à la fois amicale et professionnelle. Récemment je suis allé au Centre PompidouMetz pour voir l’exposition sur les années 90. Il y a un audio de Philippe Azoury (critique de cinéma à L’Obs, anciennement à Libération – ndlr) sur le cinéma qui est extraordinaire. C’est un Azoury que je ne connaissais pas, apaisé et théoricien. Il recadre Daney exactement comme il faut le faire. Il dit très bien notamment comment il a confondu sa vie avec la critique de cinéma. Quand il a entrevu qu’il allait mourir, il a pensé que le cinéma devait partir avec lui.
Cette jalousie que tu prêtes à Daney, concernant Skorecki ou toi, l’astu toi même ressentie, lorsque durant les dernières années de sa vie, il a été perçu un peu partout comme un grand penseur ?
Non, j’étais pas jaloux du tout. C’était son histoire. Mais à l’époque où des entretiens avec Régis Debray pour l’émission Oceaniques (1992), je ne comprends vraiment plus ce qu’il raconte. Ce ton prophétique pour parler de la fin du cinéma, au moment où on découvrait le jeune cinéma d’auteur asiatique, un jeune cinéma français très vivant, en plein renouveau, ça me paraissait du déni, ou une fiction très personnelle qui ne parlait plus que de lui.
La célébrité de pamphlétaire que tu as obtenu dans les années 80, grâce à des textes spectaculairement violents et drôles, l’astu préméditée ?
Ben non jamais. On écrivait ce qu’on pensait, c’est tout. Je me souviens que le jour du scandale Rosi à Cannes, alors que Daney avait validé le texte et le titre, il me dit : « Quand même, tu fous un sacré bordel avec ton truc. » Mais le jour même, il écrit un texte sur le président du jury Yves Montand en le traitant de stalinien ! Nouveau scandale ! Ni une ni deux, le Papet débarque dans l’appart de Libé en hurlant et demande à voir Daney pour lui foutre une beigne. Heureusement dans les locaux traînait JeanHenri Roger (cinéaste, militant – ndlr), lui aussi marseillais et grande gueule, qui prend la défense de Serge et commence à s’emplâtrer avec Montand. C’était une année folle.
Dans les années qui ont suivi, au début des années 90, il y a eu aussi les éreintements des films ou des productions Claude Berri qui ont créé des polémiques…
Oui, il y a le fameux « achtung, achtung » par Berri devant les caméras de Canal+ annonçant que si L’Amant de Jean-Jacques Annaud ne fait pas le nombre d’entrées qu’il attend le jour de sa sortie, il attaque Libération et Gérard Lefort en justice. Il faut dire que j’avais titré ma critique « Blaireau chinois, mon amour » ! (rires) Et puis après, il y a le titre « Germinul« … Ah, qu’estce qu’on a ri ! C’était aussi la vieille idée de gauche qu’il fallait rire des puissants, se moquer d’eux.
Un article qui t’est encore parfois reproché aujourd’hui, c’est la nécro de Patrick Dewaere, où tu disais qu’il jouait la comédie…
…comme une chaussette molle. Oui en effet, ça fait trente ans qu’on m’en parle. C’est vrai que Patrick Dewaere ne m’intéressait pas trop, en tout cas dans la plupart de ses films, même si il est impressionnant dans Série noire d’Alain Corneau et que je l’aime beaucoup dans Hôtel des Amériques de Téchiné. Et aussi dans Themroc, un film bien oublié de Claude Faraldo. Mais je n’aimais pas du tout les films de Bertrand Blier. Les Valseuses, je trouvais ça menaçant. Mais de fait, vingt ans plus tard, je fetais mon anniversaire avec Jean Paul Gaultier et il veut me présenter Josiane Balasko. Et elle dit « ah non, pas lui ». Mais bon, s’il y a un papier que je regrette un peu d’avoir écrit, c’est en effet celuilà. Parce que j’ai appris que ça avait fait de la peine à ses proches. Deux ans après, j’avais fait une interview de Simone Signoret. Elle était un peu froide, et puis elle a fini par me parler de cet article. En me disant qu’elle connaissait sa famille, qu’ils étaient blessés… Et là effectivement, je me suis dit « merde, j’y ai été un peu trop rapido presto, c’était irréflechi ».
Un de tes éreintements les plus violents, c’est aussi Le Jour et la Nuit de Bernard-Henri Lévy en 1997…
Oui, au départ, on ne voulait pas nous montrer le film. Et puis finalement, une petite projo s’est débloqué, dans une salle à Neuilly, le genre d’endoit où t ‘as vraiment envie d’aller. J’y vais avec une autre journaliste de Libé, Annette Levy- Willard, qui est une copine de BHL. Dès l’arrivée, le projectionniste nous dit : « Vous venez voir ça ? Et bien : bon courage ! Allez j’envoie. » Le truc commence, et au bout de dix minutes, avec Annette, on se surprend à parler complètement d’autre chose. « T’as lu l’article dans Le Monde ? Mais c’est complètement con… » « Oui mais tu sais, ce journaliste il connaît mal la Russie. »... Et puis de temps en temps, on était rattrapés par le film : « Tiens t’as vu ? Une montgolfière ! » Je crois même qu’Annette a écrit un article sur tout a fait autre chose pendant le film, avec une petite lampe de poche. Jusqu’au moment où elle a fait un truc génial : elle a braqué la lampe sur l’écran. Comme pour voir mieux ! (rires) Il faut dire qu’on n’en croyait pas nos yeux ! Ce film, c’était une hallucination permanente. On est sortis atterrés et hilares. Mais tout de même, Annette me dit : « Oh, on va rien écrire, non ? » » Mais bien sûr que je vais écrire. » Je crois que BHL m’avait traité suite à ce texte de « flingueur professionnel ».
Précisément à partir du milieu des années 90, tu cesses un peu de faire des articles très violents. Celui-là est peut-être le dernier…
Tu crois ? Je ne sais plus. C’est vrai que dans le courant des années 90, j’ai peutêtre ressenti une lassitude à diriger le service ciné. Skorecki me faisait chier, il voulait écrire désormais ses articles en vers ou des trucs du genre… Daney était mort. Heureusement, des gens nouveaux arrivaient. Philippe Vecchi, Didier Péron… Peutêtre que je n’avais pas très envie non plus que les pages deviennent le Jurassic Park de la déconne sur les films, ni moi la caricature de ce que j’avais pu faire. Il faut dire qu’on a eu l’idée de créer Bill Chernaud (Tchernobyl en verlan – ndlr), qui écrivait sur les mauvais films de la semaine à toute allure dans un coin. La chronique a plu et les gens croyaient vraiment que ce type existait. Dechavanne m’avait même appelé parce qu’il adorait ses papiers et qu’il voulait l’inviter dans son émission. Je lui avais répondu que Bill était tres secret, qu’il vivait en province… Au départ, Bill Chernaud, c’était moi. Mais peu à peu c’est devenu collectif. Marie (Colmant) en a écrit, Didier (Péron), Olivier (Séguret)… Je ne me souviens plus quand et pourquoi Bill Chernaud a pris sa retraite… Peut être qu’il a été assassiné ?! (rires)
Comment as-tu vécu en 1999 la polémique lancée par Patrice Leconte et Bertrand Tavernier visant à délégitimer le droit à la critique de dire du mal des films ? A l’époque Libération était en première ligne…
Ces cinéastes étaient d’ailleurs soutenus par certains critiques. Les plus acariâtres… On va pas dire de noms… enfin si…. Michel Ciment ! L’éternel scrogneugneu de la critique (rires). Je pense par ailleurs qu’Olivier Séguret pourrait dire la même chose : notre souci n’a jamais été de savoir ce qu’on pensait de nous. Sincèrement, on s’en fout.
Comment ce journal, peuplé de trans, de drogués, de voyous, de gauchistes furieux, s’est-il peu à peu normalisé ?
Les gens meurent, beaucoup. De la fin des années 80 au début des années 90, le sida provoque une décimation. D’abord, bien sûr, il y a eu Alain Pacadis étanglé par son amant (en 1986). Mais dans les années qui suivent, le service culture est dévasté, Houmous, Cressole, Hocquenghem, Briane, Daney… L’image s’est peu à peu formée en moi que j’avais traversé une guerre, dont j’étais un des survivants. Ma génération n’a pas connu la guerre mais quand même une sorte de guerre. On évoque des souvenirs, et puis on se dit « ah oui, il est mort. Et lui aussi… Et lui aussi… ». On s’y attendait pas. C’était une vraie balle perdue. S’entendre dire au début des années 80 « on meurt parce qu’on a baisé » , c’était irrecevable. Je comprends que des gens aient pu être dans le déni. Hélas…
Penses-tu que la critique est plus menacée qu’hier dans la presse généraliste ?
La méfiance contre la critique, l’idée qu’elle défend des films qui n’intéressent qu’elle, qu’elle est coupée des gens, franchement c’est pas nouveau. J’ai entendu ça toute ma vie. Mais bon, Serge July était quand même un patron cinéphile, qui lisait les articles et allait voir les films. Il était capable aussi d’aller contre nous, avec de vraies intuitions. Par exemple, il avait initié un événement sur E.T., avec en une « E.T., homme de l’année » et 6 pages autour du système Spielberg. Et c’était une tres bonne idée. Après, sa position sur ce qu’on écrivait était complexe. Car le soir, il allait jouer au poker avec Claude Berri et que là il fallait bien donner le change par rapport à ce qui s’écrivait dans son journal (rires). Il y a eu aussi une affaire autour de Carmen, le filmopéra de la Gaumont réalisé, là encore, par Francesco Rosi. J’avais fait un papier pour dire que c’était épouvantable, titré « La cuisse qui chante »… Et là Daniel Toscan du Plantier, qui dirigeait à l’époque la Gaumont, a écrit une lettre à July où il demandait à ce que je sois viré. July lui a répondu : « Cher Daniel, je voulais te prévenir qu’un imposteur qui imite ton écriture vient de m’envoyer une lettre insensée avec une demande ignoble, tu conviendras avec moi, etc. » Rideau. Plus de nouvelles de Toscan. J’en ai parlé des années après avec Toscan et il m’a dit : « Oui, ça n’avait pas été facile à recevoir une réponse comme ça. Mais c’est un vrai coup de génie scénaristique. »
Au moment où tu quittes Libération, les pages cinéma sont encore une place forte de la critique…
Je déteste cette image. On a l’impression qu’on a construit une forteresse, un espace fermé et imprenable et que tout autour les gens nous lancent des flèches. C’est pas du tout le cas. D’abord parce que les pages cinéma de Libé ont toujours été assez ouvertes et pas du tout assiégées. C’est vrai que Joffrin a pu dire qu’on parlait de films qui n’intéressent personne. Mais July le disait déjà. C’est pas nouveau. Mais les textes ont toujours eu raison de la volonté de foutre le service au pas. Quand tu lis un article d’Olivier Séguret, tu ne peux que convenir qu’il se passe quelque chose, qu’il y a un souffle, une vision… Didier Péron aussi. Même le plus obtus des directeurs peut le voir. Pour July, l’essentiel était que ce soit bien écrit. Il aimait être porté par l’écriture d’un texte. Je me souviens à Cannes 2005, j’avais été illuminé par Last Days de Gus Van Sant. J’écris un article extatique et je trouve sur un répondeur un message de July de Paris qui me dit : « Alors là, je dis remarquable. Je t’embrasse. » C’est arrivé rarement après. Sauf avec Nicolas Demorand je dois dire, qui a pu m’envoyer des textos en me disant que tel texte était super.
Tu parlais de Last Days. De quels autres films tu as adoré être le contemporain ?
Oh! là,là! C’est dur ! Je ne sais pas… Le Sacrifice de Tarkovski (1986). Je me suis dit à la projo « J’ai quand même du bol de voir ce film sublime à Cannes, sur le plus bel écran du monde, et devoir écrire dessus en sortant… » Mais il y en a plein d’autres évidemment. Les Ailes du désir (Wenders, 1987), je me souviens avoir eu l’impression d’être marabouté par le film, en hypnose. Rosetta (les frères Dardenne, 1999) m’avait emporté, le dernier film de John Huston, Gens de Dublin (1987), Elephant de Gus Van Sant (2003), Oncle Boonmee d’Apichatpong Weerasethakul (2010)…
Es-tu un critique auteuriste ? Ou penses-tu que la critique se joue toujours au film le film ?
Au film le film, toujours ! L’exemple pour moi, c’est Wenders. J’ai adoré Les Ailes du désir, mais j’ai écrit ensuite une critique très négative sur le film suivant Jusqu’au bout du monde, qui était une catastrophe. Face à un film, je ne vais pas à l’auteur. Ce n’est pas une personne que j’évalue, mais la relation à un objet, le film, quelle que soit la personne qui a réalisé cet objet. J’ai beaucoup aimé Sils Maria le dernier film d’Olivier Assayas, parce qu’il raconte assez bien la mélancolie de quelque chose qui pourtant n’a jamais défini mon rapport au cinéma, la nostalgie de l’auteur. Le film, c’est un peu un bye-bye envers cette figure sanctifiée du grand artiste et qui raconte comment on glisse vers autre chose. Ce film me touche beaucoup, dit vraiment quelque chose. Et dieu sait qu’il a essayé des trucs Assayas, pas toujours… enfin bon… Mais au fond, je crois que c’est un grand classique. Un grand classique passionné par le contemporain. D’ailleurs, il avait écrit un très beau texte dans Libération sur Titanic de James Cameron, un peu autour de cette question.
La radio, tu considères que ça a été important pour toi ?
Oui super important. J’ai débuté dans une émission de Philippe Meyer sur France Inter. Il m’avait confié une chronique ou j’avais trois minutes pour parler de 14 films. Ca m’amusait beaucoup. Pierre Bouteiller m’a repéré là et il m’a proposé de venir au Masque et la Plume, qu’il animait à l’époque. J’ai eu l’impression de retomber dans mon enfance, de participer à une émission que j’écoutais quand j’étais adolescent. J’aimais beaucoup Jean-Louis Bory parce qu’écouter ça gamin en pension, sous les couvertures, c’était un peu comme écouter Radio Londres. Il est était pédé, givré, super drôle, et mine de rien, signalait des films qui n’étaient pas ce que voyaient les gens autour de moi.
Tu as ensuite animé ton émission, Passé les bornes, y a plus de limites, de 1990 à 1996…
Oui, c’était une façon de faire à la radio du journalisme Libé. Il y avait avec moi deux journalistes de Libé, Marie Colmant et Anne Boulay. Puis deux garçons qu’on a rencontrés, Laurent Bon et Philippe Castetbon. Vingt ans après, des gens me parlent encore de cette émission. Notamment ceux qui font de la radio aujourd’hui et parlent de l’émission qu’ils ont écoutée tout jeunes comme d’une référence. On savait pas ce que qu’on faisait et on s’amusait comme des fous.
C’est vrai que tu as une voix de radio…
(à Serge Kaganski) Tant que tu me dis pas que j’ai un physique de radio ça me va ! (rires)
Non, mais tu as un physique de télé, puisque tu en as fait aussi…
Oui c’est pas ce que j’ai fait de mieux. Enfin, ça avait très bien commencé avec une émission sur le Festival de Cannes 84, que je présentais avec Bernadette Lafont et Pierre Bouteiller pour France 3. C’était délirant, désinvolte… Dix ans plus tard, j’ai bossé pour Canal+. Je devais faire face à un redressement fiscal, je ne m’en sortais pas et m’en étais ouvert à Philippe Vecchi, qui luimême était un panier percé mais gagnait à l’époque des mille et des cents. Il m’a proposé alors de faire une chronique pour m’aider, d’abord dans son émission du midi puis à Nulle part ailleurs, lorsqu’il animait la première partie avec Alexandre Devoise. Ce n’est pas un très bon souvenir. Je disais absolument ce que je voulais, mais dans un contexte autour qui me paraissait presque militarisé. Quand une productrice de Canal+ m’a fait un laïus sur l’esprit maison qui avait pour obligation d’être incorrect, j’ai eu envie d’arrêter.
Ces dernières années, à Libération, tu as peut être davantage écrit sur la photo que sur le cinéma. Comment est née « Regarder voir » cette chronique où tu commentes une image publiée dans la semaine écoulée ?
J’avais envie de rendre hommage au boulot du service photo et icono, qui est colossal depuis les débuts du journal. D’où cette idée de ne parler que d’images publiées dans Libé. Et puis j’aimais bien l’effet rétroviseur. C’est peutêtre la seule chose que je regrette un peu de mon travail à Libé. C’est celle que je bossais le plus, la discipline était infernale parce que l’espace était très court.
Dans l’actu cinéma, qu’est-ce qui t’a le plus excité ?
P’tit Quinquin ! Je m’attendais pas à un tel choc, même si j’aimais déjà pas mal des films précédents de Bruno Dumont. C’est de la folie. Mais vraiment, au sens psychiatrique ! Son cinéma est de plus en plus fictionnel. Dans Hors Satan (2011), le personnage principal était déjà guérisseur, voyait du feu dans les collines… C’était déjà bien barré. Là ce qui est énorme, c’est qu’on est au coeur d’une fiction très dense, et en même temps on se fout completement de l’intrigue, on ne saura jamais le fin mot de cette histoire de vaches et de cadavres. Et le fait de ne prendre comme comédiens que des gueules cassées, c’est une belle idée. Ce sont des personnages, pas des personnes. Et l’idée qu’il se moque des pauvres, ou des gens du nord, ou je ne sais quoi, c’est absurde.
Tu envisages d’écrire autre chose que de la critique de cinéma.
Je suis en train de terminer un roman. J’y travaille depuis deux ans. En fait, c’est pas tout à fait fini, mais bon c’est fait… Vous connaissez la phrase de Racine ? « Andromaque est terminé, il ne me reste plus qu’à l’écrire » (rires)
Propos recueillis par Serge Kaganski et Jean-Marc Lalanne
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