Ancien mannequin que le milieu de la mode a failli détruire, Victoire Maçon Dauxerre vient de publier un livre racontant son expérience des podiums. Personne n’y est épargné. Portrait d’une ancienne top qui ne mâche pas ses mots.
Le statut de mannequin, même s’il est précédé de la mention “ancien”, fait beaucoup fantasmer. Pourtant, dans ce petit bureau des éditions les Arènes, dans le VIe arrondissement de Paris, du haut de son mètre soixante-dix-huit, Victoire Maçon Dauxerre est encore plus impressionnante qu’on l’avait imaginé. Elle s’assoit en s’emmitouflant dans son manteau ; « Je suis tellement fatiguée…”, s’excuse-t-elle entre deux rires. Depuis deux semaines, elle enchaîne émissions et interviews à la télé, la radio et les journaux pour faire la promotion de son livre, Jamais assez maigre. Elle y raconte sa carrière de top model aussi fulgurante que destructrice.
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“C’est important que le livre soit médiatisé, il faut que tout le monde sache ce qu’il se passe dans le monde de la mode, et je suis heureuse de porter ce combat. Ce que j’ai vécu m’a tellement fait souffrir, ça me permet aussi de me reconstruire, finalement.”
Remplacer 3 repas par 3 pommes
Victoire a 17 ans quand elle est repérée dans la rue par celui qui deviendra son agent. On lui promet une brillante carrière, de l’argent, des voyages, une renommée mondiale. Pour cette jeune fille ambitieuse et fragile, qui vient d’essuyer un échec douloureux au concours de Sciences Po, le mannequinat se présente comme une porte de sortie, une alternative inattendue et attirante. Elle est déjà très mince à l’époque : 56 kilos pour pratiquement 1,80 m, mais lors de sa première rencontre avec l’agence Elite, on lui explique qu’il faudra mincir pour les défilés. Parce qu’elle est perfectionniste, et qu’elle a peur de décevoir ses parents, elle se lance à corps perdu dans cette quête, déterminée à être la meilleure.
“On m’a dit : ‘Si tu veux faire ce boulot, tu peux être la meilleure, mais il faut que tu rentres dans du 32.” Ça s’est imprimé, et en bonne élève que j’étais, j’ai travaillé comme s’il s’agissait de réviser un contrôle pour avoir 20. De manière très organisée j’ai remplacé, chaque jour, mes trois repas par trois pommes.”
Deux mois plus tard, elle débarque à New York pour la fashion week. Elle ne pèse plus que 47 kilos, s’interdit de manger, et prend des laxatifs pour éliminer le moindre écart. Son agent, lui, salue son comportement « très pro »… En réalité, tout le monde fait semblant d’ignorer qu’elle est devenue anorexique. Elle enchaîne les castings, puis les défilés. En l’espace de quelques semaines, tout le monde se l’arrache, et elle se classe dans le top 20 des mannequins les plus demandés au monde.
Pendant les nombreuses heures d’attente dans les castings, Victoire finit par se laisser tenter par les copieux buffets, auxquels les mannequins ne touchent d’habitude que devant les journalistes. Elle commence à faire des crises de boulimie, se voit énorme et se persuade que plus personne ne voudra d’elle. “On ne m’estimait que pour mon corps, et celui-ci devait être maigre. Une fois que j’ai recommencé à manger, je perdais ma valeur, mon identité.”
Quelques mois plus tard, épuisée et déçue par l’hypocrisie et la dureté du monde de la mode, elle décide de tout arrêter. Mais son moral ne s’améliore pas : elle culpabilise d’avoir repris du poids, mais aussi de s’être laissé embrigader. Son entourage, ébloui par les flashs et les paillettes, a du mal à comprendre son mal-être. Six mois à peine après avoir été repérée, elle fait une tentative de suicide.
“Les mannequins sont des objets, des cintres”
Aujourd’hui elle va mieux. Elle vient de terminer des études de théâtre et veut devenir comédienne, comme elle en a toujours rêvé. Quand elle a entendu parler d’un projet de loi pour contrôler la bonne santé des mannequins français, en avril 2015, elle a décidé d’écrire une lettre au député, racontant son histoire, pour appuyer son texte. De cette lettre, on lui a proposé d’écrire un livre, « pour témoigner et dénoncer ce que j’ai vu et vécu et que des centaines de jeunes filles vivent ».
Elle en est sûre, si elle avait lu un livre comme le sien avant de commencer, elle n’aurait pas signé son contrat de mannequin. Ce qu’elle a découvert dans ce monde est loin de la vie de rêve qu’on imagine : créateurs méprisants, sévérité de certaines agences qui se plient à leurs exigences, mesquineries entre les mannequins, injonction permanente à la maigreur… « C’est criminel de demander à des jeunes filles de rentrer dans une taille 32, ça correspond à un 12-14 ans ! En fait, on nous demande de disparaître derrière le vêtement… C’est l’effacement total du corps et de la personnalité de la femme ».
Pour Victoire, beaucoup de créateurs n’aiment tout simplement pas les femmes, Karl Lagarfeld en tête. « Il a dit un jour « un tailleur Chanel ne va pas aux femmes qui ont de la poitrine ». Mais une femme a de la poitrine, par définition. Il serait temps d’adapter le vêtement aux femmes, et pas l’inverse ».
Sans parler de l’hypocrisie, omniprésente dans le métier : on n’a jamais demandé explicitement à Victoire d’arrêter de manger, ou de se faire vomir, simplement de rentrer dans une taille enfant, et perdre 3cm de tour de hanches en quelques semaines. Lors de sa dernière séance photo, elle a surpris les photographes en train de retoucher ses clichés « ils rajoutaient sur Photoshop les kilos que je n’avais pas droit de prendre dans la réalité ».
« Ce milieu me fait chier »
Le magazine féminin Grazia, qui a publié un dossier sur l’anorexie au moment de la sortie du livre, n’a pas souhaité interviewer Victoire. Quant à Elle, le magazine a sagement omis les parties les plus “polémiques” de son interview.
« Je dénonce ce qu’il se passe dans ce milieu. Moi je peux me le permettre, j’en suis sortie, mais les magazines féminins survivent en grande partie grâce aux grandes marques de mode qui les financent… Ils ne peuvent pas dénoncer leurs pratiques.”
Pourtant elle estime qu’ils ont une responsabilité, comme l’ensemble de la société, de ne pas diffuser « les images de corps de femmes décharnés, malades, qu’on dit beaux ». Car au-delà du monde de la mode, c’est toute la société qui est touchée par cette injonction à la minceur : les mannequins, proposées comme idéal de beauté véhiculent l’idée que pour être belle, il faut être maigre.
« J’ai écrit ce livre pour toutes les jeunes filles et les femmes qui s’identifient à ça, et qui sont mal, complexées à cause de ce monde là, qu’elles idéalisent. Il faut déconstruire ce mythe, c’est dangereux ». Victoire met également en garde contre la banalisation de cette maigreur, et s’inquiète de certaines jeunes filles qui l’ont trouvée belle, sur la couverture du livre, « mais je suis super maigre sur cette photo, on voit tous mes os, j’ai les joues creusées, la moitié de mes cheveux… Ça devrait faire peur ».
Se reconstruire
Elle accueille la nouvelle loi sur la santé des mannequins et les photos retouchées avec un enthousiasme teinté de doute. « Il y a une telle omerta dans ce milieu, et ils ont tellement de pouvoir… ». Elle suit la fashion week de près (depuis le 20 janvier, à Paris) pour guetter les éventuelles évolutions, sans grand espoir, et en confiant que ça la désole, quand elle voit des mannequins et des photos de mode.
Si la jeune fille insiste sur l’importance de son combat, et accepte d’en être la représentante, elle précise qu’elle tient également à sauver sa peau. L’écriture de son livre et sa promotion ont été éprouvants. Par souci de réalisme, elle s’est replongée dans ses quelques mois de mannequinat, a ressorti du fond de son placard le carton contenant ses souvenirs de défilés, son book, et a revécu tous ses troubles alimentaires. Victoire doit aussi faire la paix avec elle-même, avec son corps et sa culpabilité de s’être laissé manipuler. « J’en ai voulu à mes parents, ils auraient dû me sauver, me protéger. Je me suis sentie exposée ». Mais avec eux, elle a déjà fait la paix.
Car même si cet épisode est vieux de cinq ans, elle en porte encore des séquelles. S’alimenter reste source d’angoisse, elle envisage souvent la nourriture comme une consolation, une récompense ou une punition, et a parfois du mal à manger devant d’autres personnes. Elle a encore de temps en temps une petite voix dans sa tête, qu’elle appelle « la salope« , qui essaie de lui dicter ses comportements alimentaires.
Elle a aussi des problèmes avec son image. « Mon passé de mannequin est difficile à porter pour moi. Parce que je ne le suis plus, mais j’ai l’impression qu’on continue à me juger par rapport à ça. Ça m’obsède ». Comme ce jour où elle a paniqué, quand son petit ami l’a présentée comme « un ancien mannequin » à ses copains, terrifiée à l’idée de ne pas correspondre à leurs attentes. Et encore, elle s’estime heureuse. A son âge, 23 ans, certaines de ses connaissances mannequins sont devenues stériles, à cause de l’anorexie ; d’autres en sont mortes. Alors elle fait tout pour s’en sortir, et espère que son livre servira de thérapie ; “Maintenant, tout ça est sur le papier, je peux le laisser partir, et vivre mon vrai rêve : devenir actrice.”
Victoire Maçon d’Auxerre, Jamais assez maigre, Les Arènes, 2016.
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