La droitisation du débat politique et de la société n’est pas la seule explication au succès de Valeurs actuelles, fruit d’une stratégie tenant plus du marketing que du journalisme.
Tous les mardis ou mercredis, c’est le même rituel sur Twitter. Un hebdomadaire balance en exclu sa une du lendemain, et comme un seul homme, Twitter se lève pour dénoncer le racisme, le machisme ou l’islamophobie de ladite couverture. Une belle opération de promotion virale pour le magazine, qui écorne un peu son image mais s’assure de bonnes ventes. Traditionnellement, cette place était tenue par L’Express ( » Le vrai coût de l’immigration », ou, sur Hollande : « Ces femmes qui lui gâchent la vie ») et Le Point (« Cet islam sans gêne », « Le spectre islamiste »). Mais depuis quelques mois, c’est un journal dont on avait presque oublié l’existence qui défraie la chronique : Valeurs actuelles.
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Deux unes ont particulièrement retenu l’attention. Le 22 août, la couverture « Roms – L’overdose« , illustrée d’un panneau de signalisation interdisant les caravanes, a déclenché l’indignation. David Assouline, porte-parole du PS, a dénoncé dans un communiqué des « valeurs nauséabondes ». Le 26 septembre, une Marianne voilée fait la couverture d’un numéro consacré aux « Naturalisés – L’invasion qu’on cache« . Manuel Valls dénoncera un « amalgame insupportable ». Les communiqués outragés se succèdent et Valeurs actuelles bat des records de vente. Ainsi vont les hebdomadaires, forcés de jouer la surenchère en couverture. Avis d’un spécialiste, Christophe Barbier, patron de L’Express : « Il faut être agressif car on vend en kiosque, on ne peut pas titrer notre une comme une thèse d’université. Pour attirer des lecteurs qui ne pensent pas comme nous, il faut leur mettre un hameçon en couve. Si on a amené quelques lepénistes à nous acheter avec notre une « Le vrai coût de l’immigration« , où l’on tenait des propos nuancés dans le journal, on a fait notre métier. » Valeurs actuelles ne se cherche pas d’excuses et assume franchement ses couvertures. Le contenu est certes plus poli mais résolument dans la même ligne politique, celle d’une droite conservatrice, obsédée par les problèmes d’immigration.
En 2007, l’actuel patron de Valeurs actuelles préconisait de développer l’immigration
Comment Valeurs actuelles est-il devenu cette machine à polémiques, faisant passer Christophe Barbier pour un titreur du Journal de Mickey ? La réponse tient en un nom : Yves de Kerdrel. Un homme élégant de 51 ans, journaliste économique, ancien des Echos et du Figaro, un libéral bon teint, proche de Nicolas Beytout. Appelé en septembre 2012 pour redresser une maison en difficulté, de Kerdrel n’a pas franchement le profil de l’idéologue flirtant avec le Front national. C’est même tout l’inverse.
Fin août 2007, au premier étage du Musée du Quai Branly, les 43 membres de la commission Attali se réunissent pour plancher sur des solutions pour relancer la croissance française. Lors d’un tour de table, Yves de Kerdrel, l’homme qui titrera plus tard « L’invasion qu’on cache », préconise une solution choc : « relancer l’immigration qui est source de richesses et donc de croissance ». Six ans plus tard, Jacques Attali garde le souvenir d’un « garçon ultralibéral tant du point de vue économique que social ». Yves de Kerdrel nous assure aujourd’hui que tous ses amis sont des sociaux-démocrates, et qu’il est proche d’Emmanuel Macron, secrétaire général adjoint de la présidence de la République.
Une simple étude marketing
Le renouveau du titre part d’une simple étude marketing, la première action qu’a menée Yves de Kerdrel à la tête de son nouveau journal. Caché derrière une vitre sans tain, il regarde des lecteurs feuilleter son magazine pendant quatre heures, accompagnés de psychologues. Premier enseignement de cette étude clinique : les lecteurs en ont marre de la politique politicienne. Nous sommes alors en plein psychodrame à l’UMP, suite à l’élection interne de novembre 2012. Les développements de la guerre Copé-Fillon exaspèrent le lectorat de droite qui lance un cri du coeur : « Faites de la société, de la société et rien que de la société ! Parlez-nous de la famille, de la justice, de la sécurité, de la crise de l’autorité. » Message entendu : la droite des valeurs va chasser la droite des rancoeurs Copé-Fillon des pages de Valeurs actuelles. L’étude de lectorat anticipe le mouvement tectonique que connaîtra la droite six mois plus tard avec la Manif pour tous, une réunion de toutes les droites françaises (du GUD à l’UMP) au parfum de Tea Party à la française.
Deuxième critique exprimée par les lecteurs : « Vous n’allez pas jusqu’au bout de votre pensée : vous êtes un peu trop eau tiède, assumez plus ! » Une couverture d’octobre 2012 titrée « Mariage homosexuel – Pourquoi ils disent non » résume le problème. Les lecteurs tiennent rigueur au magazine de se réfugier derrière un « ils » : « Vous êtes contre ! Alors dites-le ! On veut un journal qui assume ses positions plutôt qu’un journal qui se réfugie derrière les avis d’experts. » Derrière la vitre sans tain, la rédaction encaisse.
Et promet de corriger le tir. Ce sera chose faite dès le premier numéro de la nouvelle formule, en janvier 2013. Sur fond de drapeau bleu-blancrouge, Valeurs actuelles titre « La France barbare« . Surtitre : « Toutes les 24 heures : 13 000 vols, 2 000 agressions, 200 viols ». En publiant les bonnes feuilles du livre polémique de Laurent Obertone, La France Orange mécanique, le très patrimonial Valeurs actuelles apprend à faire des unes à la Minute.
Alors qu’il nous accueille dans les locaux de la rédaction, Yves de Kerdrel hésite pendant trente longues secondes quand on lui présente la une de Minute « L’Arbre rom qui cache la forêt arabe ». Aurait-il fait la même ? Trente secondes de gêne pendant lesquelles on mesure la porosité entre les deux titres. « Nous sommes sur une ligne de crête, reconnaît de Kerdrel. Il ne faut pas basculer dans l’excès mais en même temps, il faut être suffisamment attractif, séduisant. » Pour Jean-Marie Molitor, directeur de la publication de Minute : « Valeurs actuelles se rapproche de la ligne éditoriale de Minute comme Le Point ou L’Express pour coller à la droitisation de la société. »
De longues hésitations devant une couve de Minute…
De Kerdrel, le libéral tiré à quatre épingles, assume sans ciller cette nouvelle ligne dure. Et n’y voit aucune contradiction. On parle marketing, pas journalisme: « Le Yves de Kerdrel qui s’adresse aux 43 personnes de la commission Attali n’est pas le même que celui qui s’adresse aux 100 000 personnes de Valeurs actuelles », analyse-t-il. Christophe Barbier juge sévèrement ce nouvel arrivant dans la bataille des kiosques : « Partir d’une étude marketing pour faire un journal, ça me paraît problématique. On est dans un métier d’offre, pas de demande », explique-t-il, éberlué par le cynisme éditorial de son confrère.
Fondé en 1966 par Raymond Bourgines, l’hebdomadaire est depuis sa création une voix de la droite libérale et conservatrice. « On a l’impression de découvrir le côté droitier de Valeurs actuelles alors que jusqu’à sa mort en 1972, l’écrivain fasciste Lucien Rebatet a écrit dedans », rappelle le chercheur Jean-Yves Camus. « Ils ont une politique éditoriale plus vigoureuse mais le journal a toujours pris la défense des valeurs traditionnelles et ne s’est pas durci. Alors que la société traverse une crise de civilisation, Valeurs est simplement plus en phase avec les attentes de la population », analyse pour sa part l’ancienne plume de Nicolas Sarkozy, Henri Guaino.
La nouvelle formule est un indéniable succès. Les ventes en kiosque ont bondi, de 10 000 par semaine à 25 000 aujourd’hui. La diffusion totale atteint les 100 000 exemplaires, avec à la clé un impressionnant rajeunissement du lectorat. Pour la première fois depuis vingt-trois ans, le groupe Valmonde auquel appartient le magazine va être bénéficiaire cette année. Franz-Olivier Giesbert, directeur du Point – dont les ventes sont en légère baisse -, refuse de céder à la jalousie et salue le retour du vieil endormi : « J’aime bien l’idée que des journaux bougent, qu’un titre comme Valeurs actuelles revive. C’est important qu’il y ait des polémiques sur les unes, ça fait parler des journaux. » Le titre s’adresse au coeur de la France Finkielkraut, celle qui craint de perdre ses repères identitaires. « Le succès de Valeurs actuelles tient au fait qu’ils traitent de questions identitaires pendant que la gauche – politique et médiatique – ne parle plus que d’économie », se réjouit le philosophe, récemment auteur de L’Identité malheureuse.
Pour cette relance, Yves de Kerdrel n’a pourtant pas bénéficié d’un budget promo conséquent : « La seule chose que j’aie pu m’offrir, ce sont des petits présentoirs, uniquement dans les sous-préfectures de province type Romorantin, des villes de la diagonale du vide. » La vraie promo est assurée par l’indignation de la sphère médiatico-politique parisienne à chaque nouvelle couverture.
Une bataille métapolitique
« La réussite de la nouvelle formule de Valeurs actuelles tient dans la rencontre entre la conquête de nouvelles parts de marché et la recherche d’une radicalisation idéologique à droite », analyse un haut dirigeant centriste. De fait, quand on demande son modèle à Yves de Kerdrel, il cite Le Figaro magazine de Louis Pauwels. « C’était une grande réussite parce que c’était un instrument de reconstruction doctrinale de la droite« , explique-t-il sans détour.
Lorsqu’il débarque à la tête du Figaro mag en 1977, Louis Pauwels s’entoure de membres du GRECE (un think tank ayant pour but de fournir à la droite et à l’extrême droite un logiciel de pensée identitaire et ethno-différencialiste), dont Patrice de Plunkett qui est nommé rédacteur en chef adjoint. « Je rêve pour Valeurs actuelles d’un destin à la Figaro magazine, nous dit Yves de Kerdrel. Ne pas être un simple journal mais un moyen d’engager une bataille métapolitique. » Le journal parle d’autant mieux à la droite et à l’extrême droite qu’une partie de ses journalistes sont passés par la case Minute. C’est le cas du directeur délégué de la rédaction, Arnaud Folch, ou bien encore de l’actuel secrétaire général de la rédaction, Cyril de Beketch (fils de Serge, ancien directeur de la rédaction).
Valeurs actuelles est régulièrement accusé de rouler pour Patrick Buisson, le conseiller maurrassien de Nicolas Sarkozy, qui rêve de l’union des droites (et qui en a dirigé la rédaction durant six ans, à partir de 1987, après avoir dirigé celle de Minute). Certains le disent même à l’origine de la nomination d’Yves de Kerdrel. Aujourd’hui, l’éminence grise de Nicolas Sarkozy s’énerve quand on l’interroge sur ses liens avec le titre : « Je vous laisse le soin de fantasmer sur la radicalisation de Valeurs actuelles, je n’ai rien à voir avec. » Son ami François d’Orcival, président du comité éditorial et cofondateur du Figaro magazine de Pauwels, revendique pourtant des « liens intellectuels » avec lui : « Nous partageons des analyses communes sur la société française. »
« Montebourg nous sollicite pour faire notre couve »
La nouvelle image sulfureuse du titre attire les convoitises politiques. François Fillon, qui cherche à sortir de son image de modéré, en a fait la couverture le 9 octobre. « Il a fait des pieds et des mains pour la faire pendant six mois », confie avec le sourire Yves de Kerdrel. En mai dernier, le patron de Valeurs actuelles déjeune avec Fillon chez un ami commun. Au milieu du repas, l’ancien Premier ministre questionne : « Quand est-ce que vous vous intéressez enfin à moi ? Pour séduire son locuteur, François Fillon lui parle même de « l’immigration en des termes très musclés, selon Yves de Kerdrel. Je pense que c’était important pour lui de parler à un électorat qui correspond à une droitisation de notre société. »
Même la gauche semble céder aux sirènes de l’hebdomadaire. « Il y a un an, nous étions approchés par l’attaché parlementaire du député socialiste du Lot-et-Garonne. Aujourd’hui, même Arnaud Montebourg nous sollicite pour faire notre couve », savoure Yves de Kerdrel. Avant que nous quittions les bureaux de la rédaction, un membre de l’équipe commerciale nous apporte le dernier numéro accompagné d’une proposition : « Vous pourriez envoyer simultanément Les Inrocks et Valeurs actuelles à vos abonnés, non ? On a réalisé une vente liée avec Le Nouvel Obs, ça commence à être rentable, on a récupéré de nouveaux abonnés. »
David Doucet et Vincent Glad
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