Nous avons suivi la grève du 9 janvier à travers son compte rendu fait à la télévision toute la journée. Voici ce qui en ressort.
Comment la télévision a-t-elle rendu compte de la quatrième journée nationale de mobilisation contre la réforme des retraites, depuis le 5 décembre 2019 ? Pour le savoir, nous avons visionné toute la journée les JT et émissions des chaînes nationales, en ce 36e jour de grève, et il y a quelques pépites.
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Sur CNews, on démarre très tôt la journée avec l’actualité du jour : “Les syndicats remontés” et le “trafic perturbé” sont mis en avant à quelques heures de la manifestation. Un journaliste de la chaîne est en duplex depuis la gare de Versailles Chantier. En fond, la gare est vide, personne ne passe… Alors le journaliste avance des explications : “Les usagers se sont organisés, télétravail, co-voiturage…”
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Pendant ce temps, France 2 consacre 6 minutes de son JT matinal aux grèves, alternant entre des portraits de grévistes, des témoignages d’usagers lassés, et des étudiants mobilisés qui voient leurs partiels reportés. On retrouve même un journaliste en duplex depuis la Place de la République, à Paris. Sauf qu’il n’est même pas encore sept heures du matin, qu’il fait nuit, qu’il n’y a personne et que la manif ne commence que dans plusieurs heures…
“C’est déjà trop !”
A 7h43, on zappe sur LCI, pour retrouver Cruard reporter avec Benjamin Cruard qui a “enquêté” sur le fonctionnement des caisses de grève. Alors que celui-ci s’intéresse – uniquement – à “la plus grosse, la plus fructueuse, la plus partagée”, qui s’élève à plus de 1,7 million d’euros. Il s’agit de celle gérée par Info Com CGT, dont le journaliste a rencontré certains membres. Et a interviewé le maire communiste d’Ivry-sur-Seine, Philippe Bouyssou, qui a versé 2000 euros du budget de la ville sur une cagnotte locale d’aide aux grévistes.
Une participation logique pour cette ville “solidaire”, “populaire”, et “très engagée”, justifie le maire qui parle d’une somme “symbolique” comparée au budget total de 130 millions d’euros. “A l’écouter, si vous êtes une ville de gauche, il faudrait donner aux caisses locales de soutien”, reprend Benjamin Cruard en plateau avant que l’éditorialiste Jean-Michel Apathie n’intervienne : “C’était une vieille pratique historique au XIXe siècle, des municipalités aidaient les grévistes”, détaille-t-il avant de sonner le glas : “Mais on n’est plus au XIXe siècle. Aujourd’hui, les statuts sociaux, beaucoup de choses ont changé. Détourner l’impôt local pour soutenir des grèves auxquelles ne consentent pas tous les habitants, c’est pervertir les impôts locaux qui ne sont pas faits pour soutenir les grévistes.” Et conclut, visiblement pas d’accord : “C’est du détournement d’impôt local. (…) Même lui essaye de dire ‘on n’en fait pas beaucoup’. Mais enfin, c’est déjà trop !”.
A 8h15, de retour sur CNews, le journaliste politique Gérard Leclerc interview la porte-parole LREM Aurore Bergé. “On n’en sort pas, quand tout ça va se terminer ?”, l’interpelle-t-il avant de citer Laurent Berger, qui pourtant “est loin d’être un révolutionnaire”, et Les Républicains qui clament “Vous avez fait tellement d’aménagements que ce régime universel n’est plus universel.”
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Vient enfin l’émission phare de la chaîne, L’heure des pros, présentée par Pascal Praud, connu pour ses prises de position contestables et ses sorties parfois hasardeuses. Il est 9h, et l’animateur est jovial, comme à son habitude. Devant Marie-Laure Harel, porte-parole de Benjamin Griveaux, il tend la dernière Une du Point floquée d’un “Macron et les réformes : s’est-il dégonflé ?”. L’animateur renchérit : “Ce que j’adore chez les politiques c’est la langue de bois, la réforme universelle n’existe plus puisque chacun a déjà son régime spécifique et vous dîtes : ‘Non il ne s’est pas dégonflé’”. Il s’esclaffe : “On se demande d’ailleurs pourquoi les gens sont dans la rue puisque la réforme n’existe plus.”
Entre quelques vannes potaches et un brin sexistes à propos de la famille Windsor – “Les femmes américaines ont une certaine influence…”, “Disons que Megan n’est pas une Renault” – les invités s’écharpent sur la réforme des retraites. Ça braille, on s’emporte, et tout le monde parle en même temps. “De toute façon j’ai l’impression qu’on fait toujours les mêmes débats depuis 35 jours donc on va arrêter là”, conclut sérieusement Pascal Praud à propos de son propre débat…
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Le beau temps de JPP
Il est 13h, et Jean-Pierre Pernaut a la banane à l’ouverture de son JT sur TF1. Et pour cause : en cette belle journée de grève, ce qui est important, c’est la belle journée, pas la grève. Le journal s’ouvre donc par un long reportage dans le Sud-Ouest, à Anglet, sur cette douceur intempestive. “Il fait super bon, les gens sont contents, heureux, c’est le printemps avant l’heure !”, lance un Landais sur le marché. Les manifestants peuvent marcher, les grévistes gréver, pour l »instant on ne les entend pas.
Après deux minutes (tout de même) de ce sujet réjouissant, le présentateur phare de TF1 met la question sociale à l’ordre du jour. Et la transition est toute trouvée : “Et de la douceur pour la quatrième journée de mobilisation nationale contre la réforme des retraites. Journée notamment organisée par la CGT et FO. Une mobilisation dont on ne mesure pas encore l’importance. (Il jette un coup d’œil à sa fiche) Petit tour des manifs du matin dans nos régions.”
Après ce tour d’horizon à Bordeaux, Toulouse, Marseille et Nantes, JPP fait un point sur le taux de grévistes, et annonce “un tiers des conducteurs” de trains en grève. Puis lance un sujet sur les effets de la grève dans les écoles où “on commence à s’inquiéter, car des programmes commencent à prendre du retard”. Retour en plateau, le présentateur fait une petite correction sur les chiffres qu’il avait annoncés : “Et pour la SNCF, je vous le disais : un tiers des conducteurs, c’était un tiers des cheminots en grève aujourd’hui, et deux tiers de conducteurs. Et puis sachez que la grève continue dans les raffineries aussi.” S’ensuit un petit sujet sur les désagréments causés par la grève, avec cette transition : “Des grèves, des manifestations, et des commerçants surtout à Paris qui en subissent lourdement les conséquences depuis 36 jours”.
Simultanément sur France 2, le JT de Marie-Sophie Lacarrau commence directement par un sujet sur la grève, à laquelle douze minutes de sujets sont consacrées, de manière équilibrée entre pro et anti-grévistes.
“Le risque immédiat là”
Dans l’après-midi, des altercations violentes ont lieu sur la place Saint-Augustin en fin de manifestation. Il y a plusieurs blessés du côté des manifestants, et du côté de la police, et des journalistes arrêtés – mais ça, on ne le saura qu’en regardant les réseaux sociaux. De même, alors que dès la fin d’après-midi, des vidéos témoignent de violences policières très dures, dont un tir de LBD à bout portant (une enquête à été ouverte le lendemain), il est très peu question de cette réalité à la télévision, où l’essentiel des prises de paroles se focalise sur les black blocs.
allo @Place_Beauvau – c'est pour une question
Que penser de ce tir à bout portant #LBD40 ? https://t.co/CLXAd5dJDE
— David Dufresne (@davduf) January 9, 2020
Sur les chaînes d’info en continu, les images des échauffourées, spectaculaires, tournent en boucle. Sur le plateau de Punchline, le chroniqueur Jean-Claude Dassier traite de “loustics” les manifestants participant aux rixes.
Sur le terrain, les conditions d’exercice des journalistes reporter d’images sont compliquées. La journaliste Claire Sergent est atteinte par un jet de bouteille en verre, et soignée par des street-médics.
Et merci à celui qui m'a visé avec une bouteille en verre parce que je suis journaliste #greve9janvier https://t.co/KfibVuIFz1
— Claire Sergent (@claire_sergent) January 9, 2020
Mon 1er duplex en direct dans de tristes circonstances : ma collègue @claire_sergent a été visée au visage par une bouteille en verre. Pour ne pas laisser de blanc à l'antenne de #cnews j'ai donc décidé de prendre le micro et d'expliquer l'incident #manif9janvier #ManifRetraites pic.twitter.com/EXhkbhl3UK
— Sacha Robin (@sacharobin) January 9, 2020
En invitée politique, c’est Marine Le Pen qui commentera la journée. Et le lendemain matin, Sébastien Chenu, porte-parole du Rassemblement national (décidément très présent).
Marine Le Pen réagit à la 4e journée de manifestation contre la réforme des retraites : « Il faut que le gouvernement se pose des questions sur lui-même » pic.twitter.com/00tnV2jo0S
— CNEWS (@CNEWS) January 9, 2020
Dans Face à l’info, que l’on attendait avec impatience, Christine Kelly fait le choix de ne pas aborder le sujet de la grève, préférant les dividendes du CAC40, les déboires de la famille royale en Angleterre ou les vœux de Macron aux forces religieuses. Comme ça, au moins, c’est réglé.
On zappe donc sur BFMTV, où Ruth Elkrief commente la journée avec ses invités, parmi lesquels Alain Duhamel et l’économiste Marc Touati (très présent sur les chaînes d’info en continu). Celui-ci est (presque) pris de tremblements : “36 jours c’est dangereux ! Le risque c’est qu’on arrive derrière sur une usine à gaz !” Pour ce qui est de la dangerosité, on est informé : régulièrement, un correspondant place Saint-Augustin fait un bilan des violences qui ont émaillé la fin de la manifestation, avec force images du black bloc. Il prend tout de même quelques secondes pour faire remarquer ceci : “Mais il faut dire que ces violences ont été plutôt marginales puisque dans l’ensemble la manifestation s’est bien déroulée”.
Alain Duhamel est pourtant très inquiet : “Le risque immédiat là, c’est que comme toujours en fin de mouvement, il y ait une radicalisation, et quand il y a une radicalisation, il peut y avoir une catastrophe ! Plus ça dure plus la probabilité de catastrophe existe, c’est-à-dire des morts, une usine qui explose, une voie ferrée à laquelle on s’est attaquée et un déraillement… On a atteint un stade totalement inhabituel”. De manière assez remarquable, l’éditorialiste est tellement préoccupé par la situation qu’il conseille au gouvernement d’abdiquer sur cette réforme des retraites : “Il vaut peut-être mieux une défaite politique qu’un désastre social”. On ne pensait pas que cet éditorialiste, pourtant peu rebelle en général, en viendrait à exiger le retrait de la réforme !
Mais voici le JT de 20h de Gilles Bouleau sur TF1. “Mobilisation en légère baisse”, annonce le présentateur. “Est-ce un baroud d’honneur ou une nouvelle étape dans cette grève ?”, interroge-t-il. Alors que le reportage insiste sur les nouvelles professions – notamment les avocats – qui ont rejoint les défilés, rien n’est dit sur les violences policières, ni sur les personnes arrêtées. Après un petit sujet sur l’âge pivot et la rencontre entre le gouvernement et les syndicats du 10 janvier, on passe à autre chose.
Du côté de France 2, après avoir donné la parole aux manifestants dans différentes villes de France, il est question d’« incidents qui ont éclaté ». En duplex depuis la place Saint-Augustin à Paris, un journaliste parle de « moments de très grandes tensions ». A la fois du côté de « manifestants radicaux » qui ont lancé des projectiles. Et aussi de la part « des CRS qui ont semblé être dépassés, et ont eu des réponses parfois très violentes ». Le journaliste mentionne également « les nombreux blessés » parmi les manifestants et les journalistes. Avant de conclure en donnant le chiffre de la préfecture de police qui fait état de 24 personnes interpellées. Deux JT, deux ambiances.
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