Reportage de nuit dans un cargo fantôme abandonné, avec David De Rueda, photographe et spécialiste d’une discipline encore méconnue : l’urbex, ou exploration urbaine.
« Le Finistère placé en alerte rouge inondation par Météo France« . L’alerte tombe alors que notre petite équipe s’engage sur l’autoroute A11 direction les côtes bretonnes. David de Rueda, explorateur confirmé et instigateur de la mission nocturne qui s’engage, nous regarde en souriant : « on aurait peut être dû prévoir un bateau gonflable… » L’exploration urbaine – « urbex » pour les initiés – de ce soir va nous amener sur un cargo de 153 mètres de longs, haut de sept étages, abandonné depuis 2008 dans un port de Bretagne. Créateur du site web Urbex.fr, voilà bientôt 10 ans que David De Rueda se passionne pour l’exploration des lieux désertés par l’homme.
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Dernièrement, sa passion lui a fait traverser l’Atlantique. Trois mois de road trip aux USA à bord d’un van de hippies, aux côtés de la réalisatrice Mélanie de Groot van Embden. De New York à Los Angeles, ils ont rencontré une bonne partie de leurs doubles américains et visité des dizaines de lieux abandonnés. Le Manhattan Bridge, une centrale nucléaire inactive dans le Tennessee, une ancienne prison à Nashville… Résultat, 18 000 kilomètres parcourus et plus de 50 heures d’images destinées à la réalisation d’un documentaire sur le sujet: « Urban Escape« . Parallèlement, David de Rueda a découvert une façon de tirer profit de ses talents d’explorateur. Il sert régulièrement de guide aux réalisateurs qui recherchent des lieux insolites. « Faire entrer une équipe entière et tout son matériel dans des lieux abandonnés, souvent difficiles d’accès, c’est une sacrée aventure » raconte-t-il en se remémorant le tournage d’un clip dans une ancienne prison française.
La tempête annoncée est encore loin, mais nous gardons un oeil sur le ciel noir parsemés d’épais nuages. La voiture est garée sur un parking du front de mer, histoire d' »éviter d’éveiller les soupçons« . L’exploration peut débuter. Premier défi: pénétrer dans le port commercial de la ville sans se faire repérer par d’éventuels gardiens ou travailleurs de nuit. Il est 22h, la marée est encore haute. Nous enjambons quelques grilles, traversons une écluse, nous faufilons sur le port entre les hangars qui abritent les bateaux en réparation. Enfin la silhouette du « Russian Star« * se dessine au bout du quai de déchargement. Immense. Rouillé. Le pont est encore à une dizaine de mètres de hauteur. Il nous faut patienter. Pour accéder au cargo, nous devons attendre que la marée baisse et que le cargo se rapproche du quai.
Dans le secret des lieux
Minuit. Il est l’heure de s’introduire dans le navire. Après avoir cherché une passerelle en vain, nous décidons d’utiliser une corde pour traverser les trois mètres qui nous séparent de la coque. Nouée à une bite d’amarrage sur le quai et à la rambarde de sécurité du bateau, la corde nous permet de nous hisser dans le vide jusque sur le pont. Une fois à bord, nous grimpons les sept étages pour nous glisser à travers la seule fenêtre du bâtiment restée ouverte : celle du poste de pilotage. À cette hauteur le vent devient violent et l’équilibre précaire. Nous nous glissons à l’intérieur. Le cockpit est immense. Le froid et l’humidité qui nous enveloppaient jusqu’alors s’évanouissent instantanément. Au centre, une table de contrôle jonchée d’appareils électroniques hors d’usage. Des provisions intactes sont stockées dans un coin de la pièce. Du pain de mie en sachets, des boites de conserves, un vieux pot de confiture… Quelques vieilles disquettes d’ordinateur traînent sur le sol, ce navire a l’air de venir d’une autre époque.
Il arrive que certains explorateurs s’échangent les adresses « comme des cartes de collection« , mais pour David de Rueda, l’enquête fait partie du jeu. « Sur les forums, les débutants me demandent souvent de leur indiquer les emplacements et les failles des spots que je visite. Généralement, je refuse de leur communiquer ». Pour lui, « explorer, c’est aussi savoir chercher. » Une session d’urbex débute généralement sur internet: « on tombe sur la photo d’un spot abandonné qui traine sur le web et on se met à la recherche du lieu. Ça peut prendre beaucoup de temps, il faut se renseigner sur la région, observer les alentours, faire des recoupements… Certains explorateurs se rendent même aux archives de la ville pour en découvrir les souterrains ».
Il y a tout de même une exploration particulièrement excitante dont David de Rueda n’hésite pas à révéler l’adresse. Celle du Costa Concordia, cet immense paquebot couché sur le flan, à moitié coulé après avoir heurté un rocher en Italie. « C’était en juin, on était quatre à y aller à la nage, de nuit, deux soirs d’affilée. Une fois à l’intérieur on se déplaçait en marchant sur les murs et le plafond. Il fallait être très discret et prudents pour ne pas tomber sur les ouvriers. » Forcément après ça, notre exploration dans un port breton s’apparente plus à une balade en barque sur un étang. Même avec cette tempête qui approche.
« Ne tue que du temps »
Le « Russian Star »* est arrivé sur nos côtes en 2008 suite à une panne de moteurs semble-t-il irréparable. L’histoire du navire et de ses occupants se lit dans les cabines désertées. C’est celle d’un bateau enfoncé dans les créances et le naufrage de son armateur. Celle d’un propriétaire grec qui abandonne coque et équipage. Des marins russes, chinois et ukrainiens bloqués à bord durant tout l’hiver 2008, au plus fort de la crise grecque. Des vivres, des assiettes à peine nettoyées, des posters de jeunes filles dénudées sur les murs, des livres éparpillés sur les lits, tout ici raconte l’attente et l’ennui de ces marins. L’équipage finira par rentrer au pays avec le soutien des organisations de marins et l’aide au retour dispensé par l’État français. Nous descendons les six étages vers la salle des machines, jetant régulièrement un oeil aux hublots pour vérifier que personne ne repère la lueur de nos lampes torches.
L’urbex est une activité clandestine, mais pas tout à fait illégale. Si la violation de domicile est punie par la loi, la violation de propriété privée, elle, se situe dans un vide juridique. En réalité, tout dépend de la nature du lieu et de la façon d’y pénétrer. Ceux qui pratiquent l’exploration respectent des règles tirées du tout premier ouvrage sur la question: « Access all areas » du précurseur américain Ninjalicious. « Ne prends que des photos. Ne laisse que des traces de pas. Ne tue que du temps. Ne garde que des souvenirs« . Une forme d’éthique qui vise à assurer la protection des terrains visités par les explorateurs. Interdit donc de briser des vitres, de découper des grillages ou d’enfoncer des portes. Respectueux de ces enseignements, nous ressortons pas la fenêtre du septième étage que nous avions empruntée pour entrer. La marée sera bientôt haute, il ne faut pas s’attarder. Nous sautons du pont jusque sur le quai. Le temps de prendre une dernière photo du navire et nous quittons le port sans accroc. Soudain le tonnerre se fait entendre, la pluie se met à tomber, la tempête éclate.
Basile Lemaire
* Le nom du cargo a été modifié. Pour respecter les usages de l’urbex, nous ne révélerons ici ni la ville, ni le port ni le véritable nom de ce navire abandonné.
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