Le jeu vidéo et le roman noir ne font qu’un dans la première production très pop du studio barcelonais Patrones y Escondites, où l’enquête que l’on mène a d’abord pour objet la page (virtuelle) elle-même. Et aussi : le foot réinventé d’Alpaca Ball : Allstars, les joies de l’élevage de rapaces avec Falcon Age et la plateforme comique de Prinny 1 & 2.
“Je voulais ciel bleu.” A ce stade, les phrases se défont, le sens se délite, les mots s’éloignent ou se rapprochent sans logique apparente. Certains sont barrés, d’autres ont disparu, d’autres encore fusionnent pour en produire de nouveaux. “Gorpue”, par exemple, ou “rotpe”. On, c’est-à-dire nous autant que le personnage que nous confie à sa façon bien inhabituelle Unmemory, ne sait plus trop où on en est. Comme dans certaines séquences du Mulholland Drive de David Lynch, disons, quand les principes éléments du récit semblent soudain se réorganiser selon les logiques nouvelles dont on ne saurait dire si elles relèvent plutôt du rêve ou de la folie, d’une pulsion poétique ou philosophique, ou si ce bouleversement soudain est le fruit d’un cut-up à la William Burroughs. Malgré ou peut-être plutôt grâce à cela, certaines choses passent alors plus fortement, plus directement qu’avant. On aurait bien voulu ciel bleu, aussi.
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Activistes féministes
Mais revenons au début, c’est-à-dire au texte, à lire sur l’écran, qui est la base du projet Unmemory, première création du petit studio barcelonais Patrones y Escondites. C’est une histoire de meurtre dont notre alter ego est, au début du récit au moins, le suspect numéro un. Une histoire d’amnésie, aussi, car notre (anti) héros est incapable de “fixer” dans son esprit les souvenirs récents, d’où la nécessité, pour lui, de garder des traces, écrits, photos ou enregistrements (et même tatouages) de ce qu’il a vécu et appris. Tant pis : ce seront autant d’indices pour nous aider à y voir plus clair dans cette sombre histoire, qui nous mettra rapidement en contact avec un groupe d’activistes féministes adeptes de la performance artistico-politique plus ou moins criminelle, les Killer Kittens. Ces dernières ne tardent pas à devenir nos principales alliées. A moins qu’elles ne soient en réalité en train de tirer les ficelles dans le cadre de l’une de leurs actions percutantes et subtilement coordonnées ?
Pour essayer d’y voir clair, on ne partira pas explorer des lieux mystérieux ou poser des questions aux autres personnages potentiellement impliqués, comme dans la plupart des autres jeux d’enquête. En tout cas, pas de la manière où on l’entend habituellement, car c’est ici le texte lui-même qu’il nous revient d’observer de près pour en percer les secrets. Le texte et aussi les images qui l’entrecoupent, des objets qui en cachent parfois d’autres et se laissent occasionnellement manipuler, des dispositifs à comprendre pour les enclencher ou les désamorcer, et qui font surgir, selon les cas, des fragments de films ou du son. Avec Unmemory, il faut se creuser la tête pour avancer.
Bowie et The KLF
Le texte est un monde, une architecture, un code et une matière qui se donnent à ceux qui sauront le parcourir, le déchiffrer, le décomposer, le malaxer. Et celui, instable et mutant d’Unmemory, est de ceux qui nous invitent à regarder autrement les rapports entre les mots, les choses et les gens. Parfois, c’est assez simple : si, alors que notre personnage est parvenu à pénétrer dans un club de jazz (en énonçant le bon mot de passe à l’entrée), une phrase nous prévient que le saxophoniste entame un solo, on s’empresse d’aller toucher toujours du doigt, plus haut sur la page, les noms des autres instruments pour faire en sorte que l’histoire avance.
Certaines énigmes rappellent davantage celles que l’on a pu rencontrer dans d’autres jeux vidéo comme The Witness, avec des signes, lettres ou chiffres dont il nous revient de saisir les relations (et, si tout se passe bien, le réjouissant instant “Eurêka” à l’arrivée). Sans parler de certains passages qui rappellent les jeux d’aventure textuels des années 1980, en particulier une navigation de pièce en pièce dans une grande maison, dont Unmemory réactive joliment le pouvoir d’évocation. Parfois aussi, on se sent assez désemparé, faute de pouvoir s’appuyer sur nos fondamentaux de gamer, seul face à une succession de phrases dans laquelle aucune interaction déterminante ne semble possible. L’impression, alors, est de se retrouver face à une surface sans aspérité, sur laquelle rien n’accroche – jusqu’à ce que l’on trouve la clé. Ou alors c’est le contraire : une avalanche d’éléments sans liens apparents dont on ne sait que faire. Dans les deux cas, la panique guette, mais c’est une bonne frayeur, une déstabilisation fructueuse. A noter : dans ce jeu lettré qui cite, en vrac, David Bowie, The KLF (et The Justified Ancients of Mu Mu), Chester Himes ou Walter Mosley, les livres et, encore davantage, la musique, sont fréquemment une bonne piste à suivre.
Calculs et prise de notes
Mieux vaut sans doute ne pas trop en dire sur l’intrigue d’Unmemory, série noire très pop qui, même dans ses moments les plus limpides, garde toujours un petit goût de collage. Plus encore que tout le reste, le sens né du duel amoureux qui s’engage entre le texte et nous-même fait le prix de cette œuvre atypique, comparable à peu d’autres dans le domaine vidéoludique, si ce n’est à Device 6 du génial studio suédois Simogo et peut-être à Return of the Obra Dinn de Lucas Pope. C’est un jeu qu’on pratique en prenant des notes, en faisant des calculs, des hypothèses, des petits graphiques. Tout est codé, tout est fabriqué, tout a un double fond et encore une autre cachette secrète dedans. Comment s’appelle la fille à lunettes ? Qu’essaie de nous dire cet ours en peluche cagoulé ? Quel est le nombre magique ? Et que vient donc faire Bill Murray dans cette affaire ?
“On est tous les deux nus. On monte sur la scène et on [les mots qui suivent sont masqués] dans le silence. Je t’embrasse et je mens : ‘Je t’aime.’ Elle est de retour.” Un espace blanc, puis : “Portière côté passager.” Un bloc noir et : “De soleil sont dans sa main. me regarde fixement. ‘Tu as déjà tué quelqu’un ?’, demande-t-elle. Je ne réponds pas.” Unmemory ne se laissera pas oublier ça.
Unmemory (Patrones y Escondites / Plug in Digital), sur Mac, Linux, Windows, iOS et Android, de 5 à 10€
Et aussi :
Alpaca Ball : Allstars
A chaque nouveau FIFA ou PES, on s’interroge : qu’y a-t-il de vraiment nouveau cette année ? A part la mise à jour des effectifs, bien sûr. Pour la première incursion du studio autrichien Salt Castle dans le genre footballistique, les effectifs ont aussi été modifiés, mais d’une manière radicale, car ils sont désormais constitués d’alpagas. Et c’est un vrai régal de réapprendre en leur compagnie à jouer au foot à la manette, un peu comme à l’époque où l’on découvrait Rocket League. Tout est différent : le rythme, les courses et surtout la manière de taper dans le ballon puisque les mouvements du cou de nos animaux sont désormais déterminants et qu’au début, il faudra bien s’appliquer pour ne pas jouer contre notre camp. S’il est évidemment recommandé de se lancer à deux dans cette joyeuse affaire, Alpaca Ball : Allstars a aussi pour avantage de proposer un vrai bon mode solo. Il n’est pas impossible que l’on tienne là le meilleur jeu de foot de cette fin d’année.
Sur Switch et Windows, Salt Castle Studio / Badland Publishing, environ 20€
https://youtu.be/W-2APuyKVlM
Falcon Age
Pensé avant tout pour la VR et disponible sur la plupart des casques actuels, le charmant jeu d’élevage de faucons et d’aventure – dans cet ordre d’importance – Falcon Age gagne une version Switch qui, sans le “vernis” de la réalité virtuelle, en souligne autant les limites que les aspects attachants. Si l’intrigue et les missions qui en découlent ne tiennent pas toutes les promesses de sa SF politico-satirique – quelque part entre la série Oddworld et Journey to the Savage Planet, pour aller vite –, la relation qui s’installe dès le départ et ne cesse de s’approfondir entre notre héroïne et le faucon qu’elle élève, qui l’accompagne et qui l’aide face à l’adversité fait de Falcon Age un jeu très spécial. Dans ses meilleurs moments, l’œuvre du studio américain Outerloop Games évoque The Last Guardian de l’immense Fumito Ueda. Ce n’est pas rien.
Sur Switch, Outerloop Games, environ 17€. Également disponible sur PS4, Windows et Occulus Quest.
Prinny 1 & 2 : Exploded and Reloaded
Improbables spin-offs de la série de jeux de rôle tactiques Disgaea, les deux aventures des Prinnies, sortes de manchots-démons et néanmoins gentils, arrivent sur la Switch une décennie après leur lancement sur la PlayStation Portable. La gageure, ici, est de concilier la comédie, voire la parodie, et le sérieux dans l’expérience du jeu de plateforme. Il suffit d’ailleurs de se lancer dans un autre mode de difficulté que le premier pour bien saisir qu’ici, on n’est pas là (que) pour rigoler, même si nos héros et leurs ennemis (mention spéciale aux souches explosives francophones qui nous régalent de leurs “Oh, hisse !”) ne reculent devant aucun effet burlesque dans ce qui s’apparente aussi à un grand spectacle soigneusement mis en scène. Si l’on n’avait pas un peu de mal avec le côté curieusement à la fois raide et flottant des sauts de nos héros – mais il s’agit surtout d’une question de goût –, on serait tout à fait conquis.
Sur Switch, Nippon Ichi Software / Koch Media, environ 20€ par jeu (téléchargement) ou 60€ pour la version boîte collector.
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