Manuel Madariaga, 53 ans, a été renversé par un “carabinero” (policier) à moto, et a reçu une balle en caoutchouc dans la tête près de chez lui, à Santiago du Chili. Son témoignage, recueilli par “les Inrocks”, montre à petite échelle la brutalité policière qui sévit ces jours-ci dans le pays d’Amérique latine.
Les photos que Manuel Madariaga nous a fait parvenir par mail donnent une idée de l’ambiance des derniers jours à Santiago du Chili. Sur l’une d’elles, des gens investissent la rue, de nuit, en brandissant un grand drapeau chilien. Certaines personnes tapent sur des casseroles pour manifester leur colère. Sur le cliché suivant, des objets sont incendiés au milieu de la route, formant un début de barricade. Une banderole est déployée : “Organiza tu rabia. A cambiarlo todo !” (“Organise ta colère. Il faut tout changer !”).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop","device":"desktop"}
D’autres images se succèdent : il fait jour à présent, un hélicoptère vert et rouge de la police patrouille au-dessus du quartier ; dans le supermarché du coin, les étagères sont désespérément vides. Puis vient cette photo prise derrière la vitre d’un bus : une voiture de carabineros (policiers) est arrêtée au bord de la route, une bâche orange a été déposée au sol, sur un corps inerte, la scène est protégée par un ruban jaune. “C’était lundi, alors que je marchais pour aller au travail. A un pâté de maisons de chez moi, je suis tombé sur un cadavre, résultat de la répression qui avait eu lieu dans la nuit”, nous raconte-t-il par message écrit (en nous joignant la photo ci-dessous).
“Trente carabineros à moto sont arrivés, et se sont lancés contre nous”
Depuis le 14 octobre, début du mouvement social contre l’augmentation du prix du métro, dont les revendications se sont étendues bien au-delà depuis, on dénombre quinze morts, dont onze dans la région de Santiago (selon une annonce du gouvernement le 22 octobre). De plus, 239 civils ont été blessés, ainsi qu’une cinquantaine de policiers et militaires, et 2 643 personnes arrêtées. Selon l’Institut national des droits humains (INDH), un organisme public indépendant, 84 des 239 civils blessés l’ont été par armes à feu.
Manuel Madariaga fait partie de ceux qui ont souffert de la répression à grande échelle lancée par le président Sebastian Piñera (étiqueté à droite), après qu’il a déclaré l’état d’urgence et le couvre-feu. Samedi 19 octobre, vers 16h, il était sorti de chez lui pour manifester avec les “cacerolazos” [forme de protestation populaire consistant à taper sur des casseroles, ndlr] du quartier Lo Hermida, bien connu pour son engagement historique contre la dictature de Pinochet (1973-1990).
Alors qu’il se trouvait au croisement de l’avenue Tobalada et l’avenue Grecia, “trente carabineros à moto sont arrivés, et se sont lancés contre nous”, raconte-t-il. “Ils ont renversé de nombreuses personnes, dont ma femme et mon fils aîné. En essayant de les aider, un motard m’a renversé par-derrière, m’a jeté à terre et est passé sur ma tête.” Malgré le choc, il n’est pas allé voir de médecin, par peur de traverser la ville quadrillée par les militaires, et d’être arrêté du fait de sa blessure – qui pouvait l’associer aux émeutiers aux yeux des policiers. Sa compagne, biologiste, lui a prodigué les premiers soins.
>> A lire aussi : Chili : “Une violence policière répétée, arbitraire et extrême”
“Ils ont tiré des balles en caoutchouc. L’une d’elles m’a touché à la tête”
De fait, le lendemain, dimanche 20 octobre, il a de nouveau fait les frais de la répression : “En sortant de chez moi, ils ont tiré des balles en caoutchouc. L’une d’elles m’a touché à la tête. Tous les jours, nous avons manifesté au milieu de la répression”, décrit-il. Selon lui, l’origine du tir ne fait pas de doute : “C’était un tir de fusil d’un carabinero qui se situait à 50 mètres de moi. Il n’y a pas d’enquêtes, bien qu’il y ait eu plusieurs blessés ce jour-là.”
Ces violences physiques ne découragent cependant pas cet analyste de 53 ans, qui travaille aussi bénévolement pour la télé du quartier, TV8 Peñalolen. Il explique avoir rejoint les manifestants après que les élèves du secondaire se sont mobilisés contre la hausse du prix du ticket de métro. Comme beaucoup de Chiliens, il a rejoint le mouvement le 18 octobre, jour où tout s’est embrasé.
“Je me suis engagé parce que j’ai une conscience de classe, et de l’empathie pour mon peuple. Et tout cela n’est que la partie émergée de l’iceberg. La lutte concerne aussi des retraites plus justes, et la fin des abus de manière générale”, explique-t-il. Comme le relatent les spécialistes du Chili, bien que l’économie du pays se porte bien (le président Piñera a même parlé d’une “oasis” au cœur de l’Amérique latine), il est miné par des inégalités sociales criantes. Selon les Nations unies, 1 % des Chiliens concentrent ainsi plus de 25 % des richesses du pays.
>> A lire aussi : “La gauche chilienne ne s’est jamais remise du coup d’Etat de Pinochet”
Résistance
Ce 22 octobre dans la nuit, le président Sébastian Piñera – qui avait dans un premier temps déclaré le pays en “état de guerre” – a annoncé des mesures sociales censées calmer les tensions qui tiraillent le Chili. Mais rien ne dit que les protestataires vont s’arrêter là.
Quand on lui demande si la peur ne va pas finir par étouffer le soulèvement en cours, Manuel Madariaga rappelle qu’il a 53 ans, et que dès ses 14 ans, il a participé “à la résistance contre la dictature militaire”. La peur n’a donc pas d’effet selon lui : “Dans les années 1980, dans les manifestations, il y avait des dizaines de morts et de blessés, et les gens ne se sont pas dégonflés. Ces victimes nous renforcent dans notre envie de lutter.”
{"type":"Banniere-Basse","device":"desktop"}