Depuis Cannes, l’affaire semble entendue : Un Prophète serait un chef d’œuvre du cinéma, et Jacques Audiard selon certains journaux « le meilleur cinéaste français en activité ». Un concert de louanges quasi-unanime : et si ce « chef d’oeuvre » avait quand même quelques défauts ?
Un Prophète a certes des qualités : un bon scénario, de bons acteurs (Tahar Rahim est une belle découverte), un rythme haletant. Il est réalisé avec métier, doigté, culture. Même si l’on voit assez rapidement venir ce qu’en sera la fin – c’est souvent la règle des films de genre – et surtout si l’on aperçoit un peu trop souvent le script sous les images. Un bon produit de cinéma.
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On peut aussi admettre qu’Audiard apporte sa pierre au genre du film de prison. Non pas tant parce que son personnage principal est arabe, non par les thèmes abordés (le récit d’une initiation, le maître rattrapé par l’élève, le mâle dominant vaincu par le jeune mâle), non plus par le style du filmage, à la fois assez mode et peu convaincu par lui-même, mais parce qu’il n’y est jamais question d’évasion, qui est la plupart du temps le sujet de ce genre de film.
Aujourd’hui, l’évasion n’est plus un thème pertinent et on peut mettre au crédit d’Audiard de l’avoir compris. Le crime se réalise de l’intérieur de la prison : plus besoin d’en sortir. Le ver est dans le fruit et ne s’y trouve pas si mal. C’est ce que dit le film : la société d’aujourd’hui est habitée par des hommes qui ne veulent plus en sortir ou la changer comme les générations précédentes : ils veulent tirer leur épingle du jeu, sans en modifier les règles. Un Prophète, comme It’s a free world de Ken Loach, raconte les capacités de sur-adaptation (par absence de morale) de certains individus à l’horreur de nos sociétés, et la naissance désinvolte d’un salaud – comme Sur mes lèvres racontait la naissance d’une garce.
Mais toutes ses qualités (on peut sans doute en trouver d’autres) ne doivent pas nous retirer toute lucidité. Jacques Audiard a certes du talent, mais sans doute pas celui de cinéaste. Dès qu’il tente d’introduire un peu d’irrationnel dans son récit « réaliste » (le « deux ex machina » assez gonflé du chevreuil, le fantôme de sa victime qui le protège dans sa cellule), il sombre dans le ridicule. Mon camarade Serge Kaganski, dans son papier sur Un prophète, écrit au sujet des films précédents d’Audiard : « On a toujours ressenti à la vision de ses films un excès de maîtrise, une qualité de fabrication trop voyante qui nous maintenait sur une certaine réserve ».
En quoi Un Prophète échappe-t-il à cette appréciation ? Formellement, Audiard me semble plus proche d’Henri Verneuil, de Pierre Granier-Deferre, de Jacques Deray, (tous des professionnels du cinéma qui avaient du métier et parfois une petite touche personnelle), ou admettons même de Henri-Georges Clouzot (le degré au-dessus), que de Jacques Becker (Le Trou), Robert Bresson (Un condamné à mort s’est échappé), Jean-Pierre Melville (Le Deuxième souffle, L’armée des ombres) ou de Jean Renoir (La grande Illusion). Des cinéastes dont les films dépassent leur sujet.
Enfin il y a chez Audiard une dimension qui me déplaît depuis toujours : le regard qu’il pose sur les hommes (les mâles). On voit bien que ce qui l’intéresse principalement dans la prison, c’est qu’elle lui permet de mettre ensemble des hommes, sans présence féminine aucune, dans un lieu petit et clôt, sans avoir à justifier cette promiscuité masculine. Tout dans le film clame le masculin. Jusqu’à la maladie d’un des personnages, qui meurt d’un cancer des testicules… Et on peut imaginer – je pousse volontairement un peu le bouchon vers la psychologie – qu’Un Prophète est, à travers le portrait du jeune Malik, une sorte d’autoportrait de Jacques Audiard en jeune garçon timide, découvrant l’âpreté de la vie et du monde du cinéma au contact rugueux et viril des acteurs de cinéma français à trogne des années 60, de ces acteurs que fréquentait sans doute son père : Gabin, Ventura, Belmondo, Bernard Blier, André Pousse… Des mecs, des vrais, qui parlent avec l’accent parigot, qui portent un marcel sous la chemise blanche et qu’on peut charrier mais pas emmerder…
Jacques Audiard dit dans toutes ses interviews qu’il ne les aime pas, ces hommes forts, qu’il n’aimait pas la vie en pension, qu’il préfère la virilité qui s’effondre ou les « petits mecs ». Mais est-ce si sûr ? Ou plutôt, le film est-il en accord avec ses intentions ? Que voit-on ? Que les hommes se regardent en chien de faïence, qu’ils sont un loup pour l’homme, dans le rapport de force permanent. Dans le dernier plan du film, face à Tahar-Rahim/Malik, le regard que pose le cinéaste Jacques Audiard ressemble à celui d’un enfant fasciné, subjugué, sidéré par la force mâle qui se dégage de son personnage/acteur en train d’accéder à la gloire. Incapable soudain de la moindre pensée critique et politique. Acceptant la loi de la nature comme si elle devait être intangible. C’est cette vision du monde ambiguë, fataliste, discutable et étouffante, qui provoque mon malaise face à Un Prophète.
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