Depuis cet été à Ferguson, jusqu’à ce 27 avril à Baltimore, des violences urbaines surgissent régulièrement suite à des bavures policières racistes aux Etats-Unis. De quoi ces mouvements de masses sont-ils le nom ? Nous avons interrogé Sophie Body-Gendrot, chercheuse au CNRS et spécialiste des violences urbaines aux Etats-Unis.
Les émeutes d’hier à Baltimore semblent s’inscrire dans un continuum de violences urbaines depuis cet été à Ferguson. Comment expliquez-vous leur récente multiplication ?
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Sophie Body-Gendrot – Elles s’expliquent d’une part par le fait que les citoyens se déplacent de plus en plus avec des outils de communication qui leur permettent de filmer, si bien que ce qui est longtemps resté caché est désormais révélé au grand jour sur les réseaux sociaux grâce à ces témoignages. Ils mettent toujours l’accent sur l’impunité avec laquelle la police américaine semble agir. Ça créé évidemment un sentiment d’indignation, en particulier parmi les Noirs américains.
De plus, en ce moment les Etats-Unis ont un président métis, le ministre de la Justice Eric Holder [qui vient de remettre sa démission, ndlr] et sa remplaçante Loretta Lynch sont tous deux des Afro-Américains. Par conséquent, pour les grandes organisations de défense des droits civiques, le moment historique est opportun pour dénoncer la conduite discriminatoire des policiers américains. Si Obama est remplacé par un Républicain pur et dur, ces revendications risquent d’être oubliées.
Y a-t-il un contexte et un terreau social communs à Baltimore et à Ferguson, qui expliquent ces explosions de violence ?
Ces deux villes ne se ressemblent absolument pas. On ne s’attendait pas à ce qu’une petite ville de 26 000 habitants comme Ferguson dans le sud des Etats-Unis devienne le centre de l’attention du monde entier. Mais un énième épisode de violences policières a conduit à l’explosion sociale de l’été dernier. Un an avant il y avait eu l’affaire Trayvon Martin en Floride [jeune afro-américain tué par balle alors qu’il était non armé, ndlr]. Il n’y avait pas eu de mobilisation à cette époque car il n’y avait que 16 % de Noirs à Sanford. Après Ferguson, l’administration fédérale avait déjà lancé des commissions d’enquête dans une vingtaine de villes où de très forts dysfonctionnements avaient été révélés. Les organisations de défense des droits civiques se sont donc dits que c’était un bon moment pour se mobiliser.
A Baltimore, la situation est différente: c’est une grande ville du Nord-est, où existent toujours des sortes de ghettos. Tout le monde a en tête la série The Wire qui se déroule dans cette ville: il y a encore des gangs, et beaucoup de trafic de drogue. Il y a donc eu une réaction très violente. Cependant, contrairement à Ferguson, où toute la structure de pouvoir était blanche, et où il a fallu remplacer le chef de la police au bout de trois jours, à Baltimore c’est une femme noire qui dirige la ville. Stephanie Rawlings-Blake est démocrate, et elle donne l’impression dans sa rhétorique d’avoir une ferme détermination contre les policiers coupables de bavures. Elle a d’ailleurs encouragé ses concitoyens à manifester pacifiquement.
Le chef de police de l’Etat du Maryland a reconnu lui-même qu’il y avait eu des abus : six policiers ont été immédiatement suspendus. Et le gouverneur a appelé la garde nationale et des policiers d’Etat. Ça va donc s’estomper, ce qui n’avait pas été le cas à Ferguson, où une mentalité de cow-boys prédomine.
La maire de Baltimore a tout de même déclaré : « Trop de gens ont passé des générations à bâtir cette ville pour qu’on la laisse détruire par des voyous.” Ne jette-t-elle pas de l’huile sur le feu ?
Si, mais elle a aussi ses électeurs à prendre en compte. Comme Obama, elle ne peut pas se prononcer en tant qu’Afro-Américaine, car elle est maire de toute la ville. Elle est obligée de s’adresser aux habitants modérés. Alors qu’en général 60 % des Blancs disent faire confiance à la police, ce que disent seulement 38 % de Noirs. A chaque fois qu’il y a un incident, il y a 20 points de moins de confiance chez les Noirs. Mais elle est obligée de tenir compte de ces 60 % de Blancs.
Les Noirs ont peur des policiers blancs, et les Blancs ont peur des émeutiers noirs : ce régime de la peur est-il nouveau aux Etats-Unis ?
Absolument pas, cela remonte aux années 60. On était alors en période progressiste, il y avait des redistributions vers les quartiers précarisés, des avancées pour les droits civiques des Noirs, et les Républicains ont eu l’idée de réunir les « abandonnés » de Washington sur le thème de la peur. Barry Goldwater s’est présenté en 1965 en disant qu’on ne pouvait plus vivre en sécurité dans les villes, que les activistes étaient dangereux. Nixon a repris ce thème, qui n’a plus jamais quitté la rhétorique républicaine.
Le thème de la loi, de l’ordre et de la peur est constant. Ce qui était une question éminemment locale à cette époque est monté à l’échelon fédéral. Le Congrès a compris tout le profit politique qu’il pouvait tirer de cette question qui cimente tous les Américains. A cause de la peur, et du marché des technologies de surveillance, les Américains ont commencé à s’enfermer, à mettre partout des verrous, et ont fait pression pour que les législateur durcissent les lois. Les Etats-Unis sont le pays occidental où l’on incarcère le plus. Ainsi depuis les années 80, 1 500 000 Noirs ont totalement disparu de la circulation, soit qu’ils aient été tués lors de rixes, soit emprisonnés.
Est-il possible qu’à terme aux Etats-Unis la violence des émeutes ne soit plus le canal d’expression privilégié pour répliquer à la violence policière ?
En Europe nous avons été éduqués avec l’idée que les mots pouvaient désamorcer les situations de violence. Ce n’est pas le cas aux Etats-Unis, où l’on préfère en découdre avec les poings si l’on peut. Ce tabou n’existe pas. Le héros positif frappe et tue, même s’il est du côté de la loi. Il n’y a qu’à voir toutes les séries américaines pour s’en convaincre. Il y a 300 millions d’armes en circulation. Dans les écoles de police, on répète à l’envi aux policiers qu’ils n’hésitent pas à tirer s’ils estiment leur vie en danger, ce qui est impensable en France. La Cour suprême rend par ailleurs très difficile de punir les policiers, ou les municipalités qui les emploient.
Qu’arriverait-il si un président républicain était élu ?
Ce sera terriblement difficile pour les organisations de droits civiques d’avoir autant de crédit qu’en ce moment. Nous sommes à un moment privilégié. Obama a été très courageux à plusieurs reprises: il a lancé une commission présidentielle sur la police du XXIe siècle en décembre, qui a rendu son rapport en mars, et qui préconisait de réviser les formations des policiers, d’en revoir l’encadrement et l’armement jugé trop massif. Ça va dans la bonne direction.
Des études récentes montrent qu’il y a toujours une corrélation entre racisme et violences policières…
Ces incidents ont toujours existé, mais ils sont vus désormais, notamment grâce aux caméras embarquées par les policiers. S’il y en avait eu une dans la camionnette qui a emporté Freddie Gray [le jeune Afro-Américain mort le 19 avril à baltimore, ndlr], il n’y aurait pas de controverses sur les causes de sa mort. Les policiers ne veulent pas donner le contenu des caméras tant que la loi ne précise pas qui pourra les voir. Ils finiront sans doute par les accepter: ça mettra enfin un terme aux controverses qui les opposent aux témoins. En même temps, Eric Garner a été filmé au moment de sa mort en 2014, et ça n’a pas empêché le policier responsable d’être acquitté.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
La Peur détruira-t-elle la ville ?, de Sophie Body-Gendrot, éd. Bourin
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