Ancien historien et capitaine dans la marine marchande, il fait partie de ces hommes qui ont décidé de tout plaquer pour porter secours aux migrants. Dans son livre « Tous sont vivants », il revient sur les étapes qui l’ont mené à faire ce choix.
Plus que ses yeux bleus, sa carrure épaisse ou sa voix aussi puissante que l’est son accent allemand, ce sont les mains de Klaus Vogel, posées à plat sur un des bureaux de son éditeur chez qui nous le rencontrons, qui attirent immédiatement notre attention. Peut-être est-ce un réflexe des plus idiot. Comme pour chercher si les milliers de vies humaines qu’elles ont participé à sauver auraient laissé sur elles quelque trace.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
L’Aquarius et l’abandon de l’Europe
Klaus Vogel fait en effet partie de ces hommes qui ont tout lâché pour partir en aide à ceux qui, par centaines chaque jour ou presque, se retrouvent en détresse au large de la Méditerranée. Ancien capitaine de la marine marchande allemande, il est à l’origine de SOS Méditerranée, une ONG européenne dont il commandait jusqu’il y a peu de temps encore son unique et emblématique navire : l’Aquarius. Actif depuis un an et demi seulement, le cargo a déjà à son actif une grosse centaine de missions – en partenariat avec MSF –, sauvant quelque 18 000 naufragés.
Un chiffre impressionnant. Surtout lorsqu’on sait qu’en 2016, 5 000 migrants sont tout de même morts noyés dans la Méditerranée et que, rien que pour cette première moitié de 2017, quelque 1 800 autres disparitions sont déjà à déplorer. Un véritable désastre, dont l’arrêt brutal du projet humanitaire italien Mare Nostrum en 2014 est en partie responsable.
Depuis cette date, les Etats membres de l’Union européenne se sont ni plus ni moins détournés de leurs obligations légales et morales, en se retirant des opérations de sauvetage de migrants naufragés au large des côtes libyennes et italiennes. Préférant des programmes renforcés de contrôle des frontières, ils ont ainsi placés garde-côtes et ONG comme derniers garants de la convention des Nations unies sur le droit de la mer, dans laquelle prévaut l’impératif de prêter assistance à quiconque chavire.
« Il fallait témoigner de cette situation nous dit K. Vogel sur le ton de l’évidence. Faire comprendre l’urgence et les arrière-plans pour mieux comprendre ce qui se passe en Méditerranée, mais aussi pour essayer de comprendre ce qui se passe dans nos têtes pour que nous ne percevions pas ce désastre.”
Tous sont vivants
Car c’est là tout l’enjeu pour lui aujourd’hui : témoigner, tout en développant sur la base de sa propre histoire une réflexion sur l’aveuglement collectif face à ces drames. Tenter de comprendre ce qu’il appelle « l’empathie sélective », qui fait que des milliers d’étrangers peuvent mourir aux portes de l’Europe sans que nous n’y portions plus attention.
A 61 ans, K. Vogel a ainsi laissé sa place de capitaine de l’Aquarius pour devenir un des porte-parole de l’ONG. Activité dont le livre Tous sont vivants sorti ce mois-ci aux éditions Les Arènes est une des émanations les plus importantes. Un livre-témoignage qui, pour arriver à ce moment où tout bascule pour lui et où il décide de fonder de SOS Méditerranée, nous fait traverser les étapes les plus importantes de sa longue et surprenante existence.
Tous sont des hommes
Le récit de Klaus Vogel débute par un cauchemar. Agé d’à peine 25 ans, le marin allemand est lieutenant pont, embarqué sur un cargo en mer de Chine. Chargé de dessiner la route pour rentrer à vide jusqu’en Europe, il se voit forcé de changer son tracé par son capitaine qui refuse de prendre le risque de croiser des boat-people fuyant le régime d’Hanoï. Nous sommes en 1982. Trente-cinq ans plus tard, Klaus Vogel se souvient encore parfaitement de la terreur dans les yeux de ces hommes et femmes qui sont venus hanter ses propres rêves parce qu’il avait changé de route pour ne pas avoir à les sauver.
Deux ans après cet événement, Klaus Vogel décide d’abandonner la mer pour fonder une famille. Avec un grand-père typographe communiste et l’autre, historien devenu nazi, engagé dans la SA, il est à la fois fasciné et terrifié par l’histoire du XXe siècle. Mais son ignorance lui pèse. Une fois sur terre, il décide donc de commencer des études d’histoire, d’économie et de philosophie à l’université de Göttingen. Parti pour quelques semestres, il étudiera pendant dix-sept ans entre l’Allemagne, la France et l’Italie, et deviendra un chercheur reconnu dans ses deux domaines de prédilection : la cosmographie d’abord, puis la question de la transmission générationnelle de la violence.
Un retour aux sources
Comprendre le poids du silence dans sa construction individuelle comme dans la construction de l’Europe d’aujourd’hui est, dit-il, ce qui l’a amené vers l’histoire. L’absence de mea culpa d’une partie de sa famille comme de centaines de milliers d’autres suite à leur implication dans le système nazi, n’y est bien sûr pas pour rien. Mais ses recherches sur les cycles de la violence et les manières de les interrompre dans un monde bâti sur l’héritage d’une culpabilité non avouée l’amèneront en réalité bien au-delà : et notamment vers la question de l’empathie face à la souffrance humaine, qui n’a jamais vraiment cessé de l’habiter depuis sa première vie de marin.
« Si l’on considère que la violence commence là où cesse l’empathie (…) il est essentiel de comprendre comment et pourquoi notre capacité d’empathie devient de plus en plus sélective en temps de crise. » (p.96, Tous sont vivants)
Il décide alors de créer un groupe de recherche pluridisciplinaire autour de ces questions et, très vite, les évidences fusent :
“La meilleure manière d’interrompre la spirale de la violence, c’est de faire en sorte que chacun soit capable de se connecter à d’autres, de comprendre comme ils fonctionnent, et de remplacer la sélectivité par la solidarité. Cela marche pour les individus, pour les familles et pour les Etats : moins l’empathie est sélective, plus la violence diminue. Tous les programmes de médiation familiale, de communication non violente, de réconciliation nationale, sont basés sur ce principe.”
Trouver comment investir des champs d’action et élargir nos horizons de pensée quant à cette question qui traverse l’histoire de l’humanité devient alors sa principale préoccupation. Mais Klaus Vogel s’épuise. Ces problématiques provoquent en lui des émotions de plus en plus ingérables. Un projet de construction d’institution publique qui n’aboutit pas, des doutes de plus en plus grands quant à l’isolement qu’entraine nécessairement la recherche scientifique, et une situation financière de plus en plus précaire le poussent à faire un choix. Faire une pause, et repartir en mer pour gagner sa vie.
Retrouver la mer et dire non
En quelques années, Klaus Vogel devient capitaine d’un immense porte-conteneurs pour une grande compagnie allemande. Pour la première fois de sa vie, il jouit d’une stabilité financière extrêmement confortable. Mais, en ce fameux jour de 2014 où l’Italie officialise l’arrêt du projet Mare Nostrum, son cauchemar s’est réveillé, et tout a basculé. En un an d’activité, la marine italienne avait sauvé près de cent cinquante mille migrants en détresse sur la Méditerranée. Qui, désormais, ira leur porter secours ? Face à l’absence d’empathie de ses collègues capitaines réunis le même jour pour un congrès annuel, il ressent de nouveau ce poids insupportable du silence venir s’écraser sur ses épaules.
« Je n’ai pas réfléchi ce jour-là, nous confie-t-il. Quelque chose en moi me disais que je ne pouvais pas supporter ça. Je me suis levé et je suis parti. C’était un choix inconscient en un sens, mais j’ai eu la chance d’être soutenu par ma famille. Ma femme a de suite compris. J’ai eu ma fille au téléphone qui m’a dit “Merci papa”. Je savais que j’avais pris la bonne décision. »
SOS Méditerranée
Convaincu que si les gouvernements européens et les grandes compagnies maritimes ne réagiront plus face à ces catastrophes humanitaires, il décide que c’est désormais à lui, et à la société civile tout entière d’assurer les sauvetages en Méditerranée. En trois ans et malgré de lourdes difficultés, il parvient à trouver un bateau et fonde son ONG, uniquement fiancée par des dons individuels. L’aventure est lancée.
Aujourd’hui Klaus Vogel affirme avoir trouvé dans l’action humanitaire une réponse à ses recherches existentielles. L’écriture de ce livre relevait pour lui de l’urgence, mais il admet y avoir trouvé, dans la douleur parfois, des réponses vis-à-vis de son propre parcours.
« Chaque moment où je prends quelqu’un sur notre canot de sauvetage, je réalise que c’est une bonne chose à faire. L’approche humanitaire est presque une forme de réponse universelle que j’ai trouvée par rapport à la question de la violence de la guerre, à laquelle un de mes grands-pères a participé. »
Un avenir incertain mais un devoir accompli
Aujourd’hui, Klaus Vogel ne sait pas ce que l’avenir lui réserve. L’exploitation de l’Aquarius coûte 11 000 euros par jour et il n’a toujours pas trouvé de bailleurs de fonds capables de résoudre le problème financier dans la durée. Mais il est convaincu qu’il a fait les bons choix. Il est convaincu aussi que d’attaquer les responsables politiques sur le traitement des migrants aujourd’hui n’a pas grand sens sans une réflexion profonde et à grande échelle sur la question de l’empathie sélective dont nous sommes tous responsables. Il espère que ce livre y participera et que, demain, de nouvelles voies vers une paix mondiale finiront par se dessiner, prenant pour point de départ l’engagement des individus.
Car ce qu’il souhaite peut-être par-dessus tout, c’est de montrer que si un monde ne peut être humain sans accorder l’humanité à tout un chacun, nous ne pourrons avancer sans remettre en question les limites de notre empathie.
« L’Aquarius n’est pas un miracle. Ce bateau est la preuve concrète de ce que des humains très ordinaires peuvent réaliser lorsque leur horizon de pensée s’ouvre suffisamment pour trouver un champ d’action. Son but, notre but, est que la Méditerranée devienne une mer humaine et civile. Qu’elle ne soit plus blessée, violée, dégradée par une frontière brutale et meurtrière.
Nous voulons qu’un jour, bientôt, sur cette mer, les droits de l’homme soient respectés et protégés. Nous voulons qu’un jour, bientôt, nos concitoyens européens reconnaissent avec nous qu’il serait plus bénéfique, pour tous, d’élargir notre espace d’empathie, et de prendre le risque d’organiser une circulation plus fluide des être humains. Nous voulons qu’un jour, bientôt, les politiques et fonctionnaires nous devancent sur ce chemin sage, courageux, avec discernement. Nous voulons qu’un jour, bientôt, plus aucun migrant ne se noie dans la Méditerranée. Nous espérons ce jour. En attendant, nous sauvons des gens. »
En attendant, cet appel à l’empathie ne touche pas tout le monde. L‘Aquarius a subi en Sicile, le 12 mai dernier, l’assaut de l’inquiétant groupuscule identitaire Defend qui a tenté symboliquement de l’empêcher de prendre la mer, accusant l’organisation humanitaire de participer à “l’invasion de notre continent”. Il en faudra beaucoup plus pour décourager le capitaine Klaus Vogel.
Tous sont vivants de Klaus Vogel (Les Arènes)
{"type":"Banniere-Basse"}