Un an après le putsch raté de juillet 2016, la Turquie cavale sur une pente dangereuse vers un autoritarisme toujours plus exacerbé. Jouissant d’une légitimité consacrée, Erdogan assoit son emprise sur la société et renforce son pouvoir institutionnel. Colosse aux pieds d’argile, l’hyper-présidentialisme n’est pas sans faille…
La semaine dernière, la Turquie commémorait l’anniversaire du coup d’Etat manqué de 2016. Durant la nuit du 15 au 16 juillet, des militaires avaient tenté de prendre le pouvoir avant d’être défaits par une population descendue dans la rue au nom de la “démocratie”, répondant à l’appel du président Recep Tayyip Erdogan.
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Cette année, les Turcs, par centaines de milliers, ont rendu hommage aux 249 victimes de cette tentative avortée. Devant la foule réunie à Istanbul, Erdogan n’a pas lésiné sur le registre de la violence. “Avant tout, nous arracherons la tête de ces traîtres” a-t-il lancé avant de se déclarer en faveur du rétablissement de la peine de mort.
Turquie: un an après le putsch manqué, Erdogan promet d' "arracher la tête des traîtres" https://t.co/CO8PIlvOz8 #AFP pic.twitter.com/lXTczR6qA1
— Agence France-Presse (@afpfr) July 15, 2017
Attribué au prédicateur Fethullah Gülen, ex-allié du président réfugié aux Etats-Unis, le putsch raté a donné l’occasion à Erdogan de mener des purges sans précédent. En un an, 50 000 personnes emprisonnées et plus de 150 000 fonctionnaires limogés. L’armée, les médias, les ONG, les professions libérales mais également les partis pro-Kurdes sont principalement touchés par ces vagues d’arrestation censées « nettoyer » les éléments gülenistes du pays. Une véritable chasse aux sorcière, offrant à Erdogan la possibilité de se débarrasser de l’opposition et de consolider son pouvoir.
La tentative de coup d’état : une « aubaine »
Pour Erdogan et le parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir en Turquie depuis 2002, l’épisode du 15 juillet 2016 marque une nouvelle ère. « Le putsch raté s’est avéré être une aubaine », estime Jana Jabbour, docteure associée au CERI, enseignante à Sciences Po Paris et à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth). Erdogan en sort renforcé, présenté comme « victime d’un complot intérieur et étranger » et « héros national ayant sauvé la démocratie contre les forces obscures d’un ‘Etat parallèle‘ [ndlr, dirigé par Gülen depuis les Etats-Unis] en risquant sa vie. »
Idem pour l’AKP qui bénéficie d’une « reconfiguration de la scène politique turque« , explique Jana Jabbour. Depuis plusieurs années, le parti est engagé dans plusieurs combats politiques ou armés : contre les partisans de Fethullah Gülen ou « les manœuvres de l’Etat parallèle« , contre le terrorisme de Daech mais également le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Face à ces menaces, réelles ou présumées, internes ou externes, « une union nationale s’est forgée« .
L’avènement d’un régime hyper-présidentiel
En renforçant les positions du président et de son parti, la tentative de coup d’Etat leur a permis de réformer les institutions turques. “Paradoxalement, le coup d’Etat devient l’acte fondateur de la nouvelle République voulue par Erdogan”, affirme Jana Jabbour. Le 16 avril 2017, la population a approuvé par référendum un projet de réforme constitutionnelle visant à élargir les compétences présidentielles.
« Transformer le régime parlementaire en régime présidentiel, un rêve cher à Erdogan« , commente la chercheuse. Ce nouveau régime lui permettra de « rester à la tête de son parti, ce qui fait de lui, de fait, le chef de l’Etat et le chef de la majorité parlementaire », et lui attribue de nouvelles compétences comme la désignation de la moitié du Conseil de la magistrature ou la possibilité de cumuler les mandats jusqu’en 2029.
Si la réforme constitutionnelle n’entrera en vigueur qu’à partir de 2019, « en réalité l’état d’urgence en Turquie et la pratique ‘exclusiviste‘ du pouvoir par Erdogan lui donnent de facto les attributs politiques de l’hyper-président‘. La chercheuse insiste sur la subtilité du régime turc : « ce à quoi l’on assiste est l’émergence d’une version pervertie de la démocratie, à savoir la ‘démocrature’ ou la ‘dictature de la majorité ».
« Il est faux de penser qu’on assiste aujourd’hui à la mise en place d’une dictature en Turquie car 50 % de la population approuve les choix d’Erdogan. D’ailleurs, il légitime sa politique et les purges massives qu’il mène contre l’opposition en rappelant que le peuple a voté pour lui. »
Samim Akgönül, directeur de recherche au CNRS, rappelle néanmoins les irrégularités du référendum : « Deux rapports importants de l’OSCE et du Conseil de l’Europe indiquent clairement que ce référendum fut irrégulier et que le ‘non‘ l’emportait probablement« . Avant de déplorer l’entrée de la Turquie dans une période de « no-truth, au delà de post-truth« .
« Ceci dit, le fait est qu’à partir de l’installation du nouveau régime, un pouvoir autocratique, théocratique et ultra-nationaliste est légitimé et ce, à travers la volonté d’un seul homme. »
https://www.youtube.com/watch?v=SSueOar-Pnw
« La politique turque a toujours été un espace de violence »
Avec la multiplication des arrestations, Erdogan semble asseoir son emprise par la violence. Le chercheur invite toutefois à replacer cet essor dans son contexte. « La politique turque a toujours été un espace de violence à la fois physique et symbolique« , explique-t-il.
Ce qui est nouveau, c’est « la légitimation de cette violence par une frange importante de la population à travers la propagande islamo-nationaliste et à travers des médias hyper-contrôlés« . Une partie de la population turque se serait désormais approprié cette violence. « Les individus et les groupes sont désormais prêts à lyncher leurs voisins de palier. »
Polarisation de la société turque : un équilibre fragile
De nombreux foyers de tensions coexistent et alimentent une polarisation « multiple et interconnectée, notamment entre Turcs et Kurdes, sunnites et Alévis, religieux et séculiers, hommes et femmes, occidentalisés et Anatoliens, etc;” Samim Akgönül insiste surtout sur l’instrumentalisation de ces tensions par le pouvoir turc.
« A chaque crise, Erdogan se place comme défenseur d’une majorité et ces majorités se recoupent selon les circonstances. Par exemple, face à la question kurde, Erdogan peut fédérer les islamistes et les kémalistes. Face à la question de l’Europe, il peut fédérer ces mêmes islamistes avec des nationalistes de tout bord. Ainsi, les fractures identitaires et séculaires qui traversent la société turque sont utilisées et approfondies, plutôt que guéries et apaisées. »
Dans cette nouvelle Turquie, les minorités ne sont que tolérées « jusqu’à ce que leur extermination civile ou physique serve le pouvoir dans sa politique du clivage« . Si dans l’immédiat, ces foyers de tensions servent le pouvoir turc qui les instrumentalise, ils pourraient également le mener à sa perte.
Ces nombreux clivages fragilisent la Turquie sur le plan local, régional et international, selon Jana Jabbour. Des tensions qui pourraient resurgir jusqu’au sein même de l’AKP. « Paradoxalement et de façon surprenante, je crois que les vrais adversaires d’Erdogan se trouvent à l’intérieur même de son parti », estime la chercheuse.
« Il s’agit des membres du parti qui ne cautionnent pas les purges menées par Erdogan et n’approuvent pas sa dérive autoritaire. Je pense à l’ancien président Abdullah Gul, membre fondateur de l’AKP et compagnon de route d’Erdogan, ou encore à Ahmet Davutoglu, ancien Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, et ancien stratège de l’AKP. Ces personnes pourraient former un noyau de ‘mécontents‘ et faire imploser le parti de l’intérieur… »
Comprendre la Turquie par le contexte régional
“On ne peut comprendre la dérive autoritaire en Turquie qu’en la replaçant dans le contexte des révolutions arabes et, en particulier, de la crise syrienne« , explique Jana Jabbour, auteur de l’ouvrage La Turquie, l’invention d’une diplomatie émergente. Partageant ses frontières avec la Syrie, l’Irak ou l’Iran, la situation géographique turque est un élément clé.
“La Turquie se sent encerclée à ses frontières, piégée dans la région, entourée d’Etats en voie de déliquescence et d’acteurs non étatiques menaçants (Daech, PKK). Or ceci crée une crispation autoritaire chez le parti au pouvoir et génère au sein de la population un sentiment de peur qui la pousse à réclamer un Président fort, capable de garantir l’ordre et la sécurité.”
Dans son livre, la chercheuse décrit comment le pays cherche à s’imposer à l’échelle régionale afin de s’inviter à la table des grandes puissances internationales. « Or, ce jeu a mal tourné car c’est à force de jouer la carte ‘moyen-orientale’ et ‘islamiste’ que la Turquie s’est fait exclure de l’Europe. »
Jana Jabbour, La Turquie, invention d’une diplomatie émergente, CNRS éditions, 2017
Samim Akgönül, La Turquie « nouvelle » : du rêve d’Europe au cauchemar du Proche-Orient, Lignes de Repères, 2017
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