À Kiev et dans les principales villes d’Ukraine, les manifestations pro-européennes avaient débuté dans le calme. Suivies, après le rejet ukrainien de l’UE à Vilnius, en Lituanie, d’une immense déception réprimée dans le sang. En l’espace d’une semaine, la capitale ukrainienne s’est embrasée. Jusqu’à nouvel ordre et malgré la décision du gouvernement d’interdire tout rassemblement de masse jusqu’au 7 janvier, Kiev ressemble chaque jour davantage à un champ de bataille.
[De Kiev] « Les manifestations ? Mieux vaut ne pas trop y prêter attention. De toute façon, les militants sont payés par l’opposition pour se déplacer. En plus, cela fait du tort au tourisme. » Sur la route qui relie l’aéroport au centre-ville de Kiev, le chauffeur de taxi ronchonne. Il en ira de même pour la plupart des chauffeurs que nous croiserons les jours suivants. Payer 500 000 personnes pour manifester ? Ah oui quand même. De quelques milliers fin novembre, le nombre de manifestants est passé pour la seule journée de dimanche à près d’un demi-million. Sans compter les défilés de grande envergure qui ont ébranlé les principales villes de la province ukrainienne.
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En cette dernière semaine de novembre, la tension est palpable. Néanmoins les rassemblements restent bon enfant. Le drapeau bleu étoilé est partout, mêlé au drapeau bicolore ukrainien. Déjà, la place de l’Indépendance, aussi appelée « EuroMaïdan », est insomniaque – un millier de militants campent littéralement sur place chaque nuit. Malgré la volte-face du président Ianoukovitch quelques jours avant la signature à Vilnius d’un accord euro-ukrainien ouvrant à l’Ukraine la voie de l’intégration à l’UE, les plus optimistes espèrent encore le faire revenir sur sa décision. Parce que « l’Ukraine c’est l’Europe », portent pour inscription les pancartes des manifestants. Et puis, « Poutine, si tu nous aimes, laisse-nous partir ».
S’il reste sourd à la protestation qui gronde, le président ukrainien, accusé d’être le jouet de la Russie, tente de calmer les esprits. Maladroitement, cela dit. Plusieurs apparitions télévisées s’enchainent, chose peu habituelle pour lui, à l’occasion desquelles Ianoukovitch explique au peuple que c’est pour son bien. Les 28 et 29 novembre, le sommet européen de Vilnius se clôt sans que l’Ukraine ne soit au menu des accords de coopération. Des dizaines de milliers de Kieviens se dirigent alors vers la place de l’Indépendance, plus nombreux que la veille. Plus agacés aussi. Ils réclament la démission de Ianoukovitch et de son gouvernement ainsi des élections présidentielles anticipées.
Quatre matraques pour un manifestant
Nous sommes le lendemain, aux alentours de cinq heures du matin. Comme de coutume, des centaines de militants sont postés sur la principale place de Kiev et manifestent, toujours de manière pacifique. Pour la plupart d’entre eux, le réveil va être très brutal. Surpris pendant leur sommeil, les militants qui ne parviennent pas à fuir subissent une pluie de matraques. Le ratio en vigueur est généralement de quatre policiers par personne. Après le passage des forces anti- émeutes, une quarantaine de blessés doivent être hospitalisés. Sous le choc, les organisateurs décident néanmoins de maintenir un rassemblement prévu le lendemain tout en déplaçant le point de rendez-vous, la place de l’Indépendance leur étant désormais interdite. Pour leur défense, Ianoukovitch et son Premier ministre Mikola Azarov se prétendent indignés par le comportement de leur police et assurent qu’une enquête va être ouverte et que les responsables des violences ne resteront pas impunis. Ils voulaient être européens, Viktor Ianoukovitch les a « trahis », disent-ils. Ils veulent maintenant faire la révolution.
« Révolution », c’est ce mot qu’ont à la bouche les centaines de milliers d’Ukrainiens qui se dirigent en masse vers la place de l’Indépendance ce dimanche 1er décembre, place qui ne tardera pas à être réinvestie par la foule, malgré l’interdiction des autorités d’y pénétrer. Les principaux chefs de l’opposition, notamment le champion du monde de boxe Vitali Klitschko et Arseni Iatseniouk, un proche de l’opposante emprisonnée Ioulia Timochenko, se trouvent en tête de cortège. Un rassemblement qui coïncide jour pour jour avec l’anniversaire de l’indépendance de l’Ukraine, lorsque, le 1er décembre 1991, le pays se libérait du joug soviétique. Et puis, très vite, les scènes de manifestation pacifique laissent place à des scènes de rues chaotiques en marge de la place de l’Indépendance. Dans l’après-midi, des milliers de manifestants brisent les vitres de l’hôtel de ville pour s’y engouffrer. À l’avenir, le bâtiment servira de QG à leur révolution, comme l’indique une banderole déroulée sur les lieux.
Bulldozer vs policiers
À moins d’un kilomètre de là, devant le palais présidentiel, c’est l’affrontement. Avec les forces anti-émeutes armées jusqu’aux dents, la foule n’hésite pas à aller au contact pour tenter de prendre possession du bâtiment. Mieux, un bulldozer a pu être stationné en première ligne. La nuit est déjà tombée que l’engin affronte un banc de boucliers et fait reculer les policiers qui continuent de lancer aux manifestants des grenades assourdissantes. Comme la veille, beaucoup n’échapperont pas au passage à tabac lorsque les forces anti-émeutes se lanceront à leurs trousses. Tous ceux qui se trouvent sur leur passage goûtent de la matraque, tous sans exception. Y compris les journalistes qui tentent de brandir leur carte de presse : la répression n’en est que plus violente.
« Je me suis retrouvé bloqué derrière le peloton de policiers après l’assaut », raconte un journaliste photographe. Par chance, lui et quelques autres réussissent à se réfugier sur les toits sans être vus. Les autres, restés en bas, se font prendre. C’est le bain de sang. Une violence rare et proportionnelle, sans doute, à la peur du gouvernement de se laisser déborder. Un gouvernement qui tente, semble-t-il, de gagner du temps. Alors que l’opposition appelait ce week-end à démarrer une grève générale pour une durée indéterminée, Viktor Ianoukovitch intervenait de son côté le plus calmement possible : il fera tout ce qui est en son pouvoir pour reprendre au plus vite les négociations avec l’UE. Un discours qui semble ne convaincre que lui et, peut-être aussi, son Premier ministre, lequel annonçait quelques heures plus tard que le président ukrainien se rendrait prochainement en Russie pour y signer « une feuille de route de coopération ». Accord avec l’Union ou pas, à Kiev, il est déjà tard.
Caroline Gaujard-Larson, photos Arnaud Finistre
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