Liberté économique totale entraînant l’ultralibéralisme, liberté d’expression permettant de dire du mal des étrangers : dans les mains du pouvoir, la liberté peut se transformer en une source d’oppression, explique le philosophe Tzvetan Todorov.
Bio Express TZVETAN TODOROV
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Né en 1939 en Bulgarie. Installé en France dès 1963, il s’est progressivement détaché de la théorie de la littérature (cofondateur de la revue Poétique) pour s’intéresser à l’histoire des idées. Ses nombreux travaux portent sur la question de l’exil, de l’altérité, de la barbarie, de la démocratie, de la vie commune: Le Jardin imparfait (1998), Mémoire du mal, tentation du bien (2000), Devoirs et délices (2002), La Peur des barbares (2008), La Signature humaine : essais 1983-2008 (2009).
Selon vous, des menaces pèsent sur la démocratie française. Lesquelles ?
La démocratie est un régime politique fragile parce qu’il n’use pas de la contrainte, à la manière d’une dictature. Or les individus et les groupes qui composent une société sont toujours tentés d’accroître leur pouvoir et de soumettre les autres. Le libéralisme politique classique a trouvé une parade à cette menace : il ne suffit pas que le pouvoir soit placé entre les mains du peuple plutôt que du monarque absolu ; pour être légitime, tout pouvoir doit être limité. C’est ainsi seulement que l’on peut prendre en compte la diversité intérieure de la société. D’où l’exigence de séparation des pouvoirs, de la pluralité des partis ou des sources d’information : il faut que l’un puisse, si nécessaire, freiner l’autre. En France aujourd’hui, le Parlement est au service du gouvernement et du président de la République, il n’y a pas de séparation ni d’équilibre entre le législatif et l’exécutif. L’indépendance de la justice est menacée par les interventions politiques, par la soumission des magistrats aux décisions du gouvernement (la suppression du juge d’instruction). A chaque fait divers retentissant, on joue sur l’émotion du public pour demander de modifier les lois dans le sens d’un durcissement.
Quelle part occupe le néolibéralisme dans ce paysage menacé ?
A ces empiètements après tout traditionnels d’un pouvoir sur les autres s’est ajouté ces dernières années le danger d’une soumission de tout pouvoir politique aux forces économiques. C’est un effet de l’idéologie ultralibérale qui jouit aujourd’hui d’une grande popularité et, grâce aux réseaux établis par ses partisans, d’une redoutable efficacité. Cette idéologie, qui finit par s’opposer au libéralisme classique, présente toute entrave à la libre entreprise comme un pas vers le goulag. Les êtres humains sont réduits à leurs besoins économiques et considérés comme des individus autosuffisants. L’idée même d’un bien commun, voire de société, est traitée comme une fiction néfaste. Le combat ultralibéral est mené au nom de la liberté. Il en va de même de celui de l’extrême droite aujourd’hui contre les immigrés et les musulmans. Vous remarquerez que le nom de la plupart de ces partis inclut le mot “liberté” : Parti pour la liberté aux Pays-Bas, Parti autrichien de la liberté, Ligue du peuple de la liberté en Italie. A la demande d’une liberté économique illimitée s’ajoute donc celle d’une liberté d’expression totale, qui permet notamment de dire du mal des étrangers. La liberté est certes une belle valeur mais quand c’est celle des détenteurs du pouvoir, elle devient source d’oppression. La liberté du renard dans le poulailler signifie la mort des poules. La liberté de la majorité d’exploiter ou de discriminer ses minorités n’a rien de glorieux.
Quel est le fil qui relie vos nombreux objets de réflexion : l’exil, l’amour, l’autre, le mal, la mémoire, la démocratie, la morale, l’histoire, le totalitarisme ?
J’ai trouvé ma vocation en tâtonnant. Je suis devenu petit à petit un historien des idées, des cultures et des oeuvres, qui essaie de ne pas perdre de vue le monde présent dans lequel nous vivons. Les matières que j’ai étudiées changent, je me suis intéressé à la conquête de l’Amérique comme aux conflits entre totalitarisme et démocratie au XXe siècle, aux écrivains comme aux peintres européens, mais à travers elles je me suis toujours passionné pour les mêmes questions éthiques, politiques, esthétiques. La signature humaine, titre de mon dernier volume d’essais, est ce qui me préoccupe depuis le début : comment les êtres humains vivent ensemble et pensent leur monde. Dans ce parcours, j’ai fait beaucoup de rencontres marquantes. Ainsi de Germaine Tillion, que j’ai connue quand elle avait déjà 90 ans – mais son esprit était intact. J’ai particulièrement admiré chez cette ancienne résistante et déportée sa capacité, plutôt que de se plaindre de ses anciennes blessures, de se soucier du malheur des autres, en particulier pendant la guerre d’Algérie. J’ai apprécié la fusion qui s’opérait entre ses expériences vécues et son travail d’ethnologue et d’historienne. Enfin, j’ai beaucoup aimé son sens de l’humour et de la dérision, qui faisait qu’elle ne s’est jamais prise pour une incarnation du bien. Edward Said, lui, était un homme de ma génération, c’était un ami. J’ai été sensible à ce que, tout en militant pour la cause palestinienne, il restait passionnément attaché aux principes de justice. Enfant de la diaspora, il se décrivait comme un “Juif palestinien”. Il a rapproché aussi d’une manière éclairante la condition de l’exilé et celle de l’intellectuel. Il nous a légué l’exemple d’une existence généreuse et sensible.
En quoi l’humanisme, dont votre oeuvre ne cesse de définir les contours, vous semble-t- il essentiel pour remettre le bien commun au coeur de la société ?
L’humanisme n’est pas un programme de parti, c’est plutôt une conception de l’être humain et un ensemble de principes éthiques et politiques. L’humanisme constate l’appartenance de tous les hommes à la même espèce et réclame la même dignité pour tous. Il favorise l’expression de la volonté : celle de la société à travers la souveraineté du peuple, celle de l’individu dans la sphère privée. Il donne aussi à l’action humaine des buts purement humains. Au sommet de ses valeurs l’humanisme met l’amour, car chacun de nous a besoin des autres, qui détiennent les clés de notre bonheur. Une attitude humaniste aujourd’hui revient à s’opposer à toutes les formes de discrimination et à renoncer aux illusions nourries par les différents utopismes (il ne prône pas la révolution, ne promet pas l’accès au paradis). Elle nous incite à ne pas oublier que le tribunal, l’hôpital, l’école doivent être au service des êtres humains, et non l’inverse. Elle combat la réduction des individus à des rouages d’un système économique réputé efficace : si le prix de la performance est le suicide d’une partie du personnel, le harcèlement moral, la destruction de la vie privée, elle demande de s’y opposer. On le peut : le propre de notre espèce, disait Rousseau, est de pouvoir “acquiescer ou résister”.
Photo : Arnaud Février, copyright Flammarion
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