Dimanche soir, la Turquie a réélu dès le premier tour Recep Tayyip Erdoğan avec près de 52 % des voix. L’opposition, cependant, résiste. Récit d’une soirée cacophonique à Istanbul.
“Ne croyez pas les résultats ! C’est des faux, ça !” Cette journaliste turque nous rabroue sèchement. Il est 20 h et Recep Tayyip Erdoğan, le président sortant est donné grand gagnant des élections en Turquie. Selon l’agence de presse officielle du pays, Anadolu Agency (AA), alors que la totalité des bulletins n’est pas encore dépouillée, il obtiendrait 56 % des voix : assez pour l’emporter dès le premier tour.
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Mais l’opposition veut encore y croire. Aucune déclaration officielle ne filtre et elle organise de son côté elle aussi son propre décompte des voix. Selon eux, le principal challenger d’Erdoğan, Muharrem Ince, tient encore la corde. Celui-ci est d’ailleurs introuvable depuis le début de l’après-midi, chargeant ses lieutenants de dénoncer les tentatives de fraude, notamment à l’est du pays.
Campagne depuis une prison de haute sécurité
A dire vrai, personne n’est en mesure de donner un résultat précis dans la soirée. Seules se dessinent quelques grandes tendances, émaillées de rumeurs. Mais à 22 h, une chose est sûre : le HDP (parti démocratique des peuples, pro-kurde) passe le barrage des 10 % aux législatives. De quoi lui assurer une représentation au Parlement, alors même que des centaines de ses élus ont été arrêtés et que Selahattin Demirtas, son candidat à la présidentielle, a dû mener une campagne électorale surréaliste depuis la prison de haute sécurité d’Edirne. Et si la plupart des responsables politiques avaient fait le déplacement à Ankara, la capitale, au siège du HDP à Istanbul, l’ambiance était à la fête. Des dizaines de personnes se sont réunies dans les rues de ce quartier déshérité, aux cris de “Selo président” (le surnom de Selahattin Demirtas) et ont entamé une marche aussi joyeuse que désordonnée, montant sur les camions, faisant vrombir les moteurs et tirant des feux d’artifice.
« Cela ne fait que commencer »
“On est venues célébrer les résultats, sourit Selin, une étudiante de 24 ans, en compagnie d’une amie. Toute la journée, on a surveillé notre urne, dans notre bureau de vote. On s’est ensuite rendues à l’autorité électorale (YSK) pour s’assurer qu’elles ne seraient pas bourrées. On est venues ici quand on a pu.” Un peu plus tôt, le journaliste reconverti en politique Ahmet Şlk avait célébré son élection : “Ne soyez pas tristes ! a-t-il scandé devant les téléphones qui se brandissaient devant lui pour immortaliser sa réaction. Cela ne fait que commencer (…) Nous avons des représentants au Parlement. Il faut leur faire confiance”.
Hepinize Ahmet Şık'ın umudu ve sabrı lazım!
Dün Beşiktaş YSK önünde, beyaz adam kibriyle "bize bilmediğimiz birşey söyle" diyen kişiye Ahmet Şık'ın söylediklerini dinleyin…
"Sizin sesinizi duyaracak olanlar var, onların arkasında duracaksınız. Direneceksiniz" pic.twitter.com/A7fo88q00A— hayritunc (@hayriituncc) June 25, 2018
Mais dans les rangs de l’opposition, la joie a été de courte durée. Car la soirée avançant, une donnée est devenue certaine : à l’élection présidentielle, Erdoğan l’emporterait dès le premier tour, avec plus de 50 % des voix. Et les élus du CHP (Parti républicain du peuple, social-démocrate) ayant beau avoir déposé des recours contre certaines fraudes avérées, peu ont fait de déclaration officielle, le siège de leur parti, à Istanbul, restant desespérément vide.
Le seul à avoir préparé son discours, d’ailleurs, c’était Recep Tayyip Erdoğan. « Le vainqueur de cette élection, c’est la démocratie, la volonté nationale. Le vainqueur de cette élection, c’est chacun des 81 millions de nos concitoyens” a-t-il déclaré depuis son palace présidentiel à Istanbul, avant même la proclamation officielle des résultats. Il a de quoi se réjouir : avec son élection, le pays rentre dans un système présidentiel total, que certains comparent déjà avec des régimes semi-dictatoriaux ayant existé en Amérique latine.
« S’il n’était pas aussi populaire, il n’y aurait pas une ambiance aussi folle !”
Partout dans la ville, régnait d’ailleurs une ambiance de victoire à la Coupe du monde. Ses supporters ont sorti tous leurs accessoires (drapeaux, bandeaux, casquettes, …) et joué des klaxons jusque tard dans la nuit. Une pelleteuse s’est même rendue devant le siège de l’AKP (parti de la justice et du développement, le parti du Président) et fait monter dans son bras articulé des militants ravis. “Ce soir, notre président a gagné ! s’enthousiasme une jeune femme. Regardez, s’il n’était pas aussi populaire, il n’y aurait pas une ambiance aussi folle !” Un peu plus loin, des centaines de personnes se sont ambiancées sur les hymnes de campagne à la gloire de Recep Tayyip Erdoğan, devant son bus, reconverti en sound system, le tout donnant à la scène des airs de festival ultra-nationaliste.
Ce n’est qu’à midi ce lundi, que Muharrem Ince, principal challenger d’Erdoğan – qui avait simplement envoyé un texto à un journaliste pour reconnaître sa défaite dans la nuit – est apparu à nouveau devant les caméras. Renvoyant les caméras de la télévision officielle TRT, en dénonçant leur traitement inéquitable de la campagne, il a déclaré : “Monsieur Erdoğan, arrêtez désormais de vous comporter comme le secrétaire général de l’AKP (le parti au pouvoir). Soyez le président de 81 millions de Turcs (…) Embrassez tout le monde ! »
Après avoir arrêté des centaines de milliers de personnes, fait chuter sa monnaie et descendu dans les derniers rangs en termes de liberté de la presse, autant dire que le chantier s’avère compliqué.
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