Proclamation de victoires, multiplication des recours, discours contradictoires… C’est peu dire que l’AKP, le parti d’Erdogan, s’accroche pour garder la mairie d’Istanbul, après les élections municipales de dimanche. La ville semble lui échapper. Une première depuis plus de vingt ans. Récit de 24 heures cacophoniques.
C’est ce qui s’appelle parler un peu trop vite. Ce lundi 1er avril matin, les Stambouliotes ont découvert sur quelques ponts et avenues de la ville, des immenses affiches affichant les portraits de Binal Yildirim, candidat à la mairie d’Istanbul et de son président, Recep Tayyip Erdogan. Les deux hommes, regard inspiré et pose solennelle, félicitent la métropole pour son choix. “Merci Istanbul !” est écrit en immense. Sauf que, Yildirim a beau avoir annoncé sa victoire dans un discours très écouté hier soir, son concurrent a fait de même quelques heures plus tard. Et la soirée, sur fond de bagarre de chiffres et d’extraits de discours, s’est terminée très tard – le dernier discours ayant été prononcé par le candidat de l’opposition à 2h20 du matin. Même l’agence officielle a arrêté arbitrairement son décompte des voix hier soir (à plus de 98%) et annoncé qu’elle attendait la sentence de l’autorité électorale. En résumé : dans la nuit de dimanche, le sort de la plus grande ville du pays était encore incertain.
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Autant dire que les affiches remerciant Istanbul qui ont fleuri lundi matin avaient un parfum étrange. “Super poisson d’avril” ironise un internaute, quand un autre rit des deux hommes, qui féliciteraient en fait leur adversaire. “Je n’ai jamais vu un politique aussi poli !” écrit-il. Ce n’est que dans l’après-midi que les choses ont enfin semblé plus claires. Malgré les recours déposés par l’AKP (300.000 votes seraient invalides selon le parti), le président de l’Autorité électorale, dans un discours surprenant de lèse-majesté, a annoncé que le candidat de l’opposition, Ekrem Imamoglu, devançait finalement son rival avec de plus de 25.000 voix. Et qu’il ignorait d’où l’agence officielle tirait ses chiffres. “Au moment où ils indiquaient que 90% des votes étaient comptabilisés, nous commencions tout juste à entrer les chiffres dans le système”.
Un revers pour Erdogan
De quoi confirmer, en se gardant de faire une déclaration officielle, que la perspective de garder Istanbul s’éloignait pour le parti d’Erdogan. Le candidat de l’opposition a aussitôt actualisé sa bio Twitter en se proclamant “maire d’Istanbul” et remercié ses supporters. Et si pendant la matinée, Anadolu Agency, l’agence officielle n’a rien confirmé, dans l’après-midi, elle a actualisé ses résultats et annoncé qu’Ekrem Imamoglu était bien devant (tout en précisant que les votes allaient être recomptés), suivi par tous les autres médias officiels. De jaune, couleur de l’AKP, Istanbul est passée à rouge, couleur du CHP, le parti de l’opposition.
Une cacophonie totale mais un symbole fort : Erdogan a été maire de la ville de 1994 à 1998. Personnellement investi dans la campagne, multipliant les meetings, s’emparant de faits d’actualité comme l’attentat de Christchurch pour exalter la ferveur nationaliste, il a répété à plusieurs reprises : « Si nous perdons Istanbul, nous perdons la Turquie ». Car c’est là, dans la ville dans laquelle il a grandi, qu’il a entamé son ascension politique. Depuis, le règne de son parti, l’AKP, n’a jamais été entaché et cette année, il a confié les clefs de la ville à son ancien Premier ministre, Benal Yildirim. Le parachute était plus que doré.
“N’ayez pas le cœur brisé”
Perdre la ville, à laquelle l’AKP s’accroche coûte que coûte serait donc un sacré revers pour le parti d’Erdogan. Mais même si la situation d’Istanbul est encore confuse, les résultats des élections municipales ont montré un fléchissement de l’influence du gouvernement. Confronté à une crise économique profonde, Recep Tayyip Erdogan a vu sa base électorale s’effriter. Dimanche soir, il a perdu Ankara, la capitale turque. Et d’autres villes symboliques, comme Adana ou Antalya. « Nous allons utiliser jusqu’au bout les recours juridiques à notre disposition, nous ne laisserons pas la volonté des habitants d’Ankara être dénaturée », a déclaré le secrétaire général de l’AKP Fatih Sahin.
Mais il a beau dire, dans un pays où la presque intégralité de la presse est aux ordres du pouvoir, où la propagande électorale semble réservée à un seul parti et dans des élections entachées de soupçons de fraude, l’affront est immense. Anticipant la défaite, Erdogan avait d’ailleurs exhorté ses supporters à ne pas avoir le “cœur brisé”, tout en s’adressant aux nouveaux maires. “Nous verrons bien de quoi ils sont capables”.
En attendant, sur les réseaux sociaux, on a vu fleurir les photos des futurs maires d’Izmir, Ankara et Istanbul (les trois plus grandes villes turques), surnommés les “sans moustaches”. Comme une façon de montrer combien les sortants (qui en portaient une) étaient corrompus. Et à Istanbul, les affiches proclamant la victoire de l’AKP ont progressivement été décollées, laissant parfois la place à d’immenses panneaux vides. Peut-être le signe le plus parlant d’un changement d’ère.
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