Sur internet, les amateurs de sexe gay délaissent les sites porno pour la plate-forme de microblogging Tumblr, où certains amassent photos perso ou récoltées sur le net. Un cut-up géant où n’importe quel anonyme peut devenir un fantasme aussi partagé qu’une star du X.
« Parfois je suis en train de me pignoler devant des photos de mecs à poil, puis je scroll sur un truc de bouffe et je me retrouve à me dire : ah ouais, elles ont l’air trop bonnes ces chips aux légumes. » Bienvenue dans le monde hybride et fertile de Tumblr.
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Comme cet usager sensible et gourmand de la plate-forme de microblogging créée en 2007, 23 millions d’utilisateurs se sont déjà laissés tenter par la curiosité d’aller voir ce que les autres ont à montrer (7,8 milliards de posts tout de même). Parmi eux, des gays, des montagnes de pédés et leurs amis, qui redessinent les contours d’une iconographie masculine passablement figée dans ses propres stéréotypes.
Tumblr est multisupport (vidéo, gif, musique, texte…), mais les photos ont plus que largement pris le dessus sur le reste. Au point de faire du site un véritable Twitter de l’image où l’on suit les comptes auxquels on s’est abonné sur une timeline infinie de clichés. Absence totale de censure oblige, ceux qu’on dirait de charme ou de cul tiennent une place de choix. « Booooring », se diront ceux qui en ont assez que le porno basse qualité finisse toujours par tout submerger. A tort, tant le site est en train de devenir le laboratoire involontaire d’un nouvel érotisme masculin, à la sensualité numérique bouillonnante.
« Je n’ai jamais vu une production d’images si variée », s’enthousiasme le journaliste Didier Lestrade, intarissable à propos de « ce journal iconique qui ne cesse de produire du sexe, où les garçons diffusent des images qui les décrivent et les définissent (…). On sort enfin des photos sans intérêt des sites de drague pour s’exposer tel qu’on est, avec parfois des résultats éblouissants, largement supérieurs à ce qu’on peut trouver n’importe où sur internet ou même dans la presse. »
« De Bob l’éponge à un beau gosse sans transition »
Le principe implicite qui insuffle sa force à cette agrégation infinie d’images, c’est le cut-up. La bonne vieille recette de la Beat Generation si bien expérimentée par Burroughs. Sauf que là, ce sont des kids du monde entier qui réinventent le concept à leur manière et en image : en archivant de façon compulsive des photos d’hommes en slip (ou pas) autoproduites ou dénichées sur le net (Flickr fait véritablement office de garde-manger pour Tumblr). Le tout assaisonné de toutes les images qu’il leur semble bon de poster, reblogger ou re-reblogger.
« C’est plein d’univers qui se mélangent », explique Le Yéti, un tumblr-addict qui suit près de deux cents comptes. « Tu passes de Bob l’éponge à un beau gosse sans transition. » Sur son Tumblr, lui-même peut poster en cascade un gif de geek sur Spider-Man suivi du torse lisse d’un jeune éphèbe et d’une photo de groupe des membres de l’équipage de l’Enterprise.
On est en plein dans ce que la sémiologue Laurence Allard appelle le remix :
« Par le biais d’internet, les individus expriment leurs goûts à des proches ou à des publics lointains, en faisant leurs des contenus qu’ils apprécient. Quelques-uns vont s’exprimer en partageant ces contenus, tandis que d’autres iront plus loin dans l’appropriation en transformant à des degrés divers des images à travers lesquelles ils vont dire quelque chose d’eux-mêmes et de leur relation au monde », expliquait-elle récemment lors d’une conférence.
Sauf qu’avec Tumblr, c’est comme si le porno était sorti du placard pour reprendre la place que le sexe occupe naturellement dans nos vies. « Ce mélange de photos arty, de lol et de cul intègre l’érotisme dans le flux global de nos vies », commente Maxime Donzel, journaliste à Yagg et détenteur de plusieurs comptes Tumblr.
« Cet aspect cut-up combiné au côté naturel de beaucoup de photos confère quelque chose de vraiment poétique à Tumblr, et même souvent politique », remarque Didier Lestrade. Une poésie qui réside aussi dans une nouvelle façon de se représenter, et qui trouve son apogée dans le style « hipster ». Avec des types à barbe, photographiés à moitié à poil en train de bouquiner ou de regarder par la fenêtre, un sourire aux lèvres.
Une autre iconographie de la masculinité
« Tumblr a largement bénéficié de l’amélioration de la qualité des photos liée à l’usage des téléphones et de meilleurs appareils numériques », explique le sociologue de la culture de l’intime en ligne, Fréderic Pailler. Résultat : des centaines de mecs se prennent en photo, shootent leurs potes en Hipstamatic (appli photo vintage) et se retrouvent rebloggés des milliers de fois. Au point de devenir des icônes fantasmatiques voire des supports de masturbation au même titre que les stars du porno.
« J’ai commencé mon Tumblr parce que je trouvais la plate-forme adéquate pour y mettre les photos que je prenais de mes amis, sans me rendre compte qu’elles allaient être rebloggées par des inconnus », raconte Hervé Lassïnce, photographe amateur, auteur du Tumblr Des petites tombes. « Ça m’a surpris, mais au final je trouve important que les gens puissent voir des homos qui ne sont pas des stéréotypes, comme le fait déjà le magazine Butt. Tumblr propose une autre iconographie de la masculinité, qu’elle soit homo ou hétéro, et ça éclate les codes, même à l’intérieur de la communauté. »
Et chacun peut trouver son bonheur dans cette galaxie. Il existe presque autant de comptes que de fantasmes. Les plus classiques évidemment, avec des myriades de twinks (jeunes éphèbes), de Latinos, de mecs musclés, TBM, etc. A la différence près que tous ne sont pas produits par des gays.
« Il y a pas mal de comptes de skateurs qui n’ont, a priori, aucune ambition érotique, mais que je regarde pour la beauté des garçons », explique Le Yéti. « Et parfois tu réalises qu’un compte super gay est en fait tenu par une fille. Tu peux être surpris par le profil des gens. »
D’autres comptes sont ultraspécialisés, en fonction du délire de leurs auteurs, régalant les amateurs de garçons posant avec des chats ou de garçons endormis. Au point d’avoir donné naissance à une véritable franchise : le « fuckyeah ». Il existe des centaines de comptes dont le nom commence par « fuckyeah », ce qui indique qu’ils sont exclusivement orientés vers un type de photos.
Comme « fuckyeahgaycouples« , ou les plus particuliers « fuckyeahjewishmen« , « fuckyeahguyswithtattoos » ou encore « fuckyeahshortguys« . Sans compter le travail acharné de certains archiveurs fous qui ressortent des photos oubliées sur des comptes vintage étonnants.
Alors que le XTube semble être devenu la règle du net porno avec ses trois minutes de streaming réglementaires, Tumblr ouvre une alternative qui remet un peu de sensualité dans la pratique.
« J’ai complètement arrêté les films, confesse notre amateur de chips aux légumes. Sur Tumblr, plus que de te masturber sur des mecs, tu te touches sur des personnages, qui sont beaucoup plus incarnés qu’un acteur stéréotypé, même si tu le vois bouger. »
Même avis pour Didier Lestrade : « Se branler sur des photos, ça n’est pas un retour en arrière. Tous ces mecs qui ne font pas la gueule, j’ai de l’affection pour eux, ceux que je reblogge, je pourrais tomber amoureux d’eux. »
Hugo Lindenberg
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