Très attendu depuis son passage triomphal sur Kickstarter, “Trüberbrook” nous emmène dans un village allemand des années 1960 à la population pour le moins étrange. Naviguant entre l’inquiétante étrangeté et la science-fiction avec humour, cette œuvre au style graphique unique perpétue joliment la tradition du jeu d’aventure “point & click”.
De la tarte à la cerise, du café noir et des confidences par dictaphone interposé à une femme qu’on ne voit jamais : dès nos premiers pas dans son monde aux habitants un peu spéciaux, Trüberbrook affiche la couleur : ici, on sait ce qu’on doit à Twin Peaks et on ne s’en cache pas, mais on se rend aussi un peu ailleurs, dans des zones plus rarement fréquentées par la culture pop mondialisée. A commencer par : l’Allemagne rurale des années 1960.
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Drôle d’endroit pour une rencontre entre le gamer des années 2010 finissantes et un vieux genre vidéoludique qui ne cesse de rebondir quand on le croit lessivé : le jeu d’aventure point & click, star des années 1980-1990 avec des titres comme Monkey Island, Gabriel Knight, Les Chevaliers de Baphomet ou encore Maupiti Island – sur le sujet, on ne saurait trop conseiller la définitive Histoire du Point’n Click de l’ami Patrick Hellio, parue aux éditions Pix’n Love. La bonne nouvelle est que, si Trüberbrook n’est pas sans défaut, ses auteurs ont visiblement compris deux ou trois choses au genre qui font toute la différence.
Chat perdu, vibromasseur et jambe de bois
Pointer et cliquer. Regarder l’écran et intervenir directement sur les décors, objets et personnages représentés grâce au pointeur qu’on dirige au moyen de la souris ou, sur console, d’une manette : tel est le principe de base du jeu d’aventure point & click. Sauf qu’ici, comme dans la majorité de ses héritiers, on ne se contente pas de « pointer » des choses à l’écran et de leur associer des actions (ou des objets : l’un des piliers du genre est l’énigme reposant sur l’association généralement improbable de deux ou trois d’entre eux), mais, en même temps, on dirige notre personnage, un jeune physicien américain d’origine allemande répondant au doux nom de Hans Tannhauser qui vient de gagner un séjour dans la ville qui donne son titre au jeu à un concours auquel il ne se souvient pas avoir participé.
Quelqu’un aurait-il tout organisé pour le faire venir ici ? Il y rencontrera un baron en fauteuil roulant désespéré d’avoir perdu son “chat” (en réalité : un renard), un marin à jambe de bois qui déteste l’eau, une météorologiste enquêtant sur un brusque refroidissement du climat ou encore une hôtelière qu’il amadouera en lui remettant un vibromasseur.
Il se fera enfermer dans un sanatorium, réparera un pédalo pour explorer les marais proches de village, testera sa force à la fête foraine, donnera à manger à des corbeaux et trouvera rapidement une camarade d’enquête en la personne d’une certaine Gretchen. Incidemment, il sera question de voyager d’une dimension à une autre, aussi.
“Vous n’êtes qu’un pion”
Mais revenons à ce que l’on fait dans Trüberbrook. D’un côté (d’une main), on déplace ce grand dadais de Hans dans de superbes décors faits main (et numérisés ensuite) qui donnent au jeu son cachet singulier. De l’autre, on survole la surface de l’écran en quête d’interactions exploitables (avec la possibilité, pour les plus pressés, de faire apparaître un point rouge sur chaque point méritant notre intérêt).
A la fois derrière la vitre et à l’intérieur, traversant et surplombant, étranger à cet univers et profondément immergé en lui, telle est notre place paradoxale qui, au fond, est aussi celle de ce bon vieux Hans comme de bien des héros de jeux d’aventure graphiques avant lui, à commencer par ce bon vieux Guybrush Threepwood (Monkey Island). On peut aussi y voir une mise en abyme de notre position même de joueur, et pas seulement dans les jeux d’aventure graphiques.
Le gamer, c’est celui qui cherche à réduire la distance qui sépare son œil et sa main pour être à la fois dedans et dehors. C’est un utopiste, un rêveur. Comme notre nouveau camarade Hans Tannhauser. “Vous n’êtes qu’un pion dans mon nouveau récit”, s’entend-il dire soudain. Nous aussi, bien sûr, qui n’en espérions pas moins.
Inégal mais précieux
Lançant un ouvre-boîte sur une armure, marchant à tâtons dans le noir ou hésitant sur la mélodie à siffler devant un grand arbre qui se dresse sur un sol couvert d’ordures, on est le plus heureux des pions. Par moments, Trüberbrook est un peu lourd, un peu laborieux. Ses cinq chapitres, plus ou moins riches en énigmes et plus ou moins longs, sont inégaux et, globalement, le jeu se révèle meilleur dans l’inquiétante étrangeté que quand il bascule franchement dans la science-fiction, meilleur dans le détail drôle, bizarre ou perturbant et dans l’instant que lorsque se déploient de grands desseins.
Mais ce n’est pas bien grave car l’essentiel est ailleurs : dans cette manière de faire se côtoyer Ron Gilbert – le pape du point & click – et Dale Cooper, l’animation d’auteur et Black Mirror, l’après-guerre dans un demi-pays qui s’appelait alors la République fédérale d’Allemagne et les éternels désirs angoissés d’ailleurs. A la fin – ATTENTION, SPOILER –, le jeu nous présentera d’ailleurs une alternative toute simple : rester ou partir ? Should I stay or should I go ? Le gamer, c’est celui qui ne se pose pas la question. C’est celui qui relie les points.
Trüberbrook (btf GmbH / Headup Games), sur PC, Mac, Switch, PS4 et Xbox One, environ 30€
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