Trois chefs – Pierre Jancou, Bertrand Grébaut, Mathieu Rostaing-Tayard – et un énergumène critique de haut vol – François Simon – proposent leur anti-repas de Noël, et transforment ce rituel aux inclinations oppressantes en moment supportable, et même hédoniste.
Le jour de Noël peut être une joie et une souffrance. Les fesses posées sur sa chaise devant des montagnes de bouffe pendant un laps de temps infini, l’expérience vire parfois carrément à l’agonie. Comment éviter cette situation oppressante et/ou débilitante sans forcément choisir l’option de la suralcoolisation ou de la fuite ? Comment retourner le rituel pour en faire un moment supportable et même hédoniste ? En ne renonçant surtout pas à manger, mais en le faisant différemment. En explosant avec style les passages obligés culinaires et sociaux. Option 1 : utiliser les produits typiques (huîtres, etc) en les faisant chuter de leur piédestal. Option 2 : oublier les mets nobles pour tout reformuler, rendre le rite à sa nudité immémoriale, cette obligation de présence aux autres en compagnie de (très) bonnes choses. Pour nous y aider, trois chefs (Pierre Jancou, Bertrand Grébaut, Mathieu Rostaing-Tayard) et un énergumène critique de haut vol (François Simon) proposent leur anti-repas de Noël.
Pierre Jancou : ni champagne ni fois gras
Son CV – Chef et restaurateur agité né à Zurich, passé chez Massimo Bottura, grand amateur de vins naturels, Jancou a ouvert La Bocca à Paris en 1992 à l’âge de 21 ans. Depuis, il a marqué la bistronomie française avec des lieux comme La Crémerie, Racines, Vivant et Vivant Table. Son nouveau restaurant Heimat (avec l’ancien second de chez Rino, Michele Farnesi, aux fourneaux) ouvre le 12 janvier au 37 rue de Montpensier à Paris.
Son anti-repas de Noël – Je refuse un Noël classique car c’est une fête qui pour moi reflète la famille… Et donc les enfants. Est ce qu’un enfant à envie de manger des huîtres, du foie gras ? Je ne crois pas ! Noël est devenu un prétexte de mort, un événement dirigé par des marchands de temples avides. Donc, pas de foie gras, pas de champagne, pas de homard dans mon menu. Celui-ci orienté vers l’Italie car c’est la cuisine qui me fait vibrer. A boire, je propose des vins d’artisans étonnants et vraiment rares à des vins de grands domaines qui eux sont souvent surfaits et pas toujours francs du collier.
On commence avec le Timballo de maccheroni avec des polpettine (boulettes de viandes), un grand plat de fête, hommage au merveilleux film Big Night de Stanley Tucci à regarder absolument si vous ne connaissez pas ! Avec un magnum de Cailloux d’Auvergne 2013 de Patrick Bouju.
Ensuite, un autre plat emblématique de Sicile, le « Cuscus di pesce » de la région de Trappani où se déroule chaque année le mondial du couscous ! Historiquement les gens qui n’avaient pas les moyens d’acheter du poisson le faisaient aux escargots… qui pullulent. A réaliser avec une semoule de blés noirs de Palestine, le Maftoul. On boit un magnum de Canta Mañana 2013 d’Alain Castex.
Pour finir, un dessert élégant et fin : une Tarte au chocolat, car je ne peux vivre sans chocolat… La pâte brisée au cacao et zestes de clémentines est recouverte d’une ganache chocolat/double crème et d’un caramel au beurre salé et jus de clémentine. Pour accompagner, un liquoreux rouge de raisin Malvasia Nera 2006 de Massa Vecchia, en Toscane.
Mathieu Rostaing-Tayard : butter naan à Dehli
![480mathieu rostaing - Gilles Tardy](http://www.lesinrocks.com/wp-content/thumbnails/uploads/2014/12/480mathieu-rostaing-gilles-tardy-tt-width-480-height-551-bgcolor-FFFFFF.jpg)
Son CV – Après avoir fermé son bistrot Le 126 pour se lancer dans un tour du monde culinaire de vingt-quatre mois, le lyonnais de 32 ans – formé notamment auprès de Pierre Gagnaire – a ouvert le Café Sillon, belle révélation 2014 avec ses assiettes à la fois précises et barrées. Prix Fooding du meilleur bistrot 2015. 46 avenue Jean-Jaurès, 69007 Lyon. 04 78 72 09 73.
Son anti-repas de Noël – Les grands produits et la cuisine de réveillon, ce n’est pas mon angle d’attaque, même si en fin de semaine dernière j’ai mis des langoustines dans le menu. Je n’ouvre jamais le restaurant pendant les fêtes. L’année dernière, à la maison, on avait fait un homard au barbecue et évité l’incendie de justesse ! Si je devais donner un conseil, ce serait de prendre un billet d’avion pour Delhi. Un coup de métro, un coup de rickshaw pour Old Delhi direction la mosquée Jama Masjid, rue Gali Kababian, juste en face, cinquième a gauche. On y est, ici personne n’a jamais parlé de Noël, vous êtes tranquilles. Les cuisiniers sont les descendants du cuisinier impérial du Fort rouge. Super butter naan, seekh kebab, parathas, une mangue, pas de dinde et de canard gavés, que du locavore. La ville est a vous.
Bertrand Grébaut : une table tournante et des brioches
![480Bertrand Grébaut par Benjamin Schmuck](http://www.lesinrocks.com/wp-content/thumbnails/uploads/2014/12/480bertrand-grbaut-par-benjamin-schmuck-tt-width-480-height-551-bgcolor-FFFFFF.jpg)
Son CV – Formé chez le maestro Alain Passard, chef du restaurant parisien Septime ouvert en 2011, Grébaut est un leader de la nouvelle gastronomie française par son profil atypique (ex-étudiant aux Beaux Arts) et sa cuisine de produits douce et épurée. 80 rue de Charonne, 75011 Paris. 01 43 67 38 29.
Son anti-repas de Noël – Je n’ai rien contre Noël, j’aime même beaucoup ça. Mais parfois, imaginer une formule plus souple que le déjeuner ou dîner classique fait du bien. Je propose d’installer un plateau tournant, comme dans les restaurants chinois. J’ai un plateau comme ça chez moi, pas très grand. J’adore cette façon de manger un peu tout en même temps qui me paraît appropriée lors d’une fête. L’idée, c’est de créer une anarchie, de balancer les choses sous notre nez pour qu’elles nous stimulent.
Le fil rouge ? On parsème le repas de brioches chinoises, les bao, préparées par Adeline Grattard (chef du Yam’Tcha, 4 rue Sauval, 75001 Paris, NDLR) dans l’espace qu’elle a ouvert cet automne. Ces brioches sont démentes, pas du tout Noël dans les ingrédients mais hyper festives dans l’esprit. On peut commencer avec celle qui mélange fromage Stilton et cerise amarena. Il y a en a une à base de porc confit, aubergine et poivrons, une autre crevette-gauchoï… Avant le dessert, on se rue sur le mélange oignon doux et comté.
Entretemps, on mange des huitres, toujours présentées sur le plateau tournant et servies avec des crépinettes, ces saucisses plates à l’Armagnac et à la truffe, une tradition bordelaise. Ensuite arrive le plat national philippin, l’Adobo, en hommage à Tatiana Lehva (sa compagne, chef du Servan, NDLR) pour quand même cuisiner quelque chose ! Dans la même cocotte on mélange volaille et poitrine de cochon en ragoût, avec une sauce à base de sucre, de vinaigre et de sauce soja. Le tout est servi avec du riz blanc et un condiment concombre, coriandre, oignons, etc… Tout ça doit dégager des odeurs !
Pour finir, une touche traditionnelle avec la bûche, une génoise au chocolat roulée faite maison, recette secrète de la famille Grébaut. Et puisque boire du Champagne est une sorte de passage obligé, autant le faire bien. Je recommande le travail barré de Vincent Charlot Tanneux, « Fruit de ma passion », notre nouvelle trouvaille à Septime la Cave.
François Simon : aller vers le baroque
Son CV – Longtemps critique culinaire redouté au Figaro, François Simon anime depuis 2013 l’émission Paris Dernière et écrit des livres. Son prochain sort en mars et s’intitule Table vivante (Skira), en collaboration avec Pierre Jancou.
Son anti-repas de Noël – Faire un réveillon singulier, pour moi, c’est se concentrer sur un seul produit. On capte ce qu’on aime, le chocolat, le pain, le beurre, le foie gras, les huitres, les langoustines, les œufs, que sais-je, et on centre tout là-dessus. Monomaniaque, mono-plaisir, égocentrisme pur. On perfore la spirale, on entre dans l’obsession en une danse incantatoire, comme un derviche tourneur. On accélère le manège, des grappes tombent. Cela écarte les fâcheux. Les amis qui vous aiment restent, pas les autres. Il faut le faire avec les formes, chemise blanche de rigueur, un peu de sérieux dans le cynisme, avec des musiques appropriées : bruits de dauphin, chants de baleine pour les huitres ; des vins noirs pour le chocolat.
Le but est d’aller dans le baroque, d’exacerber ce qui nous énerve avec les fêtes. On peut sortir de chez soi, filer sur un banc public, ou diner dans sa voiture avec de la musique et en mettant le chauffage à fond. On peut chercher un endroit extrême, un bout du monde. Des bouts du monde, il y en a partout, tous les cinquante kilomètres… A Paris et dans les environs, l’île de la cité, le toit de l’aéroport d’Orly… On peut même opter pour le toit de son propre immeuble, il y a toujours une trappe, c’est féérique et dangereux. On exorcise ces moments pénibles et redondants en les poussant au vice.