En 1993, trois ados américains accusés d’un triple meurtre écopent de la peine de mort ou de la prison à vie. Parmi les preuves à charge, des cassettes de Metallica et des romans de Stephen King. Grâce au soutien de stars du rock et du cinéma, ils viennent d’être libérés.
Le 20 août, un jet privé quitte l’Arkansas, dans l’ouest des Etats-Unis, à destination de Seattle. A son bord, le propriétaire Eddie Vedder, chanteur et guitariste star de Pearl Jam, et Damien Echols. La veille, ce dernier a quitté le couloir de la mort de la prison de haute sécurité de Tucker, où il vient de passer dix-huit longues années. Le soutien intensif de la rock-star à l’ancien condamné à la peine capitale a débuté quinze ans plus tôt, en 1996, quand Vedder a découvert sur la chaîne HBO un documentaire intitulé Paradise Lost.
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Le film décrit l’enquête qui a entraîné la condamnation à mort d’un jeune homme de 19 ans, Damien Echols, et envoyé en prison à vie deux ados de 16 et 17 ans, Jason Baldwin et Jessie Misskelley. On les accusait d’un « crime sataniste » commis en 1993 sur trois enfants de 8 ans. A court de preuves, l’accusation s’était appuyée sur les aveux incohérents de Misskelley, garçon mentalement retardé, obtenus après douze heures de garde à vue. La douteuse démonstration atteint son paroxysme quand, dans l’enceinte du tribunal, le procureur brandit des livres de Stephen King, des cassettes et des T-shirts de Metallica trouvés chez les accusés afin d’illustrer leurs prétendues pratiques occultes.
Aujourd’hui, Stephen Braga, avocat d’Echols, nous souffle que ce présumé lien avec le satanisme, tissé à partir des goûts vestimentaires, musicaux ou littéraires d’individus, a certes été la plus loufoque des théories avancées, mais aussi, a posteriori, la plus utile à la défense de ceux que l’on nomme outre-Atlantique les West Memphis Three, ou WM3. « Dans un pays soi-disant libre, cette théorie, plus que le reste, a exacerbé l’indignation publique et entraîné le soutien d’un nombre incalculable de célébrités. »
Un crime « sataniste »
Cette histoire américaine débute le long du Mississippi, à West Memphis, ville moyenne de 25 000 habitants ancrée dans l’Arkansas. Ce mercredi 5 mai 1993, Steve Branch, Christopher Byers et Michael Moore, 8 ans chacun, disparaissent sur le chemin de l’école. On retrouvera leurs corps le lendemain, dans un endroit au nom quasi onirique : Robin Hood Hills. L’un des gamins est nu dans un ruisseau, les deux autres gisent un peu plus loin, les poignets ligotés aux chevilles avec leurs propres lacets. Les enfants portent des traces de coups et de griffures. Deux d’entre eux sont morts noyés, le troisième a été castré.
Un effroi collectif gagne la paisible West Memphis. Toutes sortes de rumeurs commencent à circuler. L’une d’elles va se répandre jusqu’à s’imposer comme le scénario principal de l’enquête : il s’agirait d’un crime sataniste. Par manque d’expérience, la police locale bâcle les investigations. Sur une vidéo, on apercevra même un inspecteur se balader clope au bec sur les lieux où l’on a découvert les corps. Alors que l’enquête piétine, un officier de probation local s’improvise expert en « comportements occultes » auprès des policiers, et dit connaître un jeune gars qui correspond au profil type.
Depuis plusieurs années, il suit de près un dénommé Damien Echols. L’individu semble étrange, met du vernis à ongles noir, vit dans une caravane et, tout comme son pote Baldwin, écoute du rock, le heavy-metal de Metallica, et lit les romans de Stephen King. Les preuves d’une dérive sataniste, s’époumonera le procureur lors de son réquisitoire au procès, allant même jusqu’à lire au jury des paroles de chansons de Blue Öyster Cult et de Pink Floyd.
D’apparence frêle et pâle, le regard d’un noir inquiétant, Echols est un hybride entre le fils de la famille Addams et la cynique Daria, deux antihéros américains, deux ennemis du puritanisme ambiant. A la barre des accusés, Echols n’arrange rien en tentant d’expliquer qu’il est wiccan, c’est-à-dire adepte d’une croyance en la nature, appelée aussi magie blanche. Une voisine du quartier s’entête à apporter son aide aux enquêteurs. Est-ce parce qu’elle a déjà eu des démêlés avec la justice, est-ce pour toucher la récompense de 30 000 dollars offerte pour la capture du tueur, ou simplement par conviction personnelle ? Elle essaie de faire avouer Echols en l’enregistrant à son insu lors d’une conversation privée. Echec cuisant. La seconde tentative sera plus fructueuse. Elle pousse Jessie Misskelley, ado mentalement retardé, à dire aux policiers qu’il a été témoin de l’assassinat.
Après douze heures d’interrogatoire, dont les enquêteurs n’ont enregistré que quelques fragments, ce dernier désigne Damien Echols et son ami Jason Baldwin comme les coupables. Il finit même par s’accuser d’être leur complice. Le témoignage de Misskelley transpire d’incohérences sur les lieux, les heures et les détails des crimes. Au cours du procès, un expert en fausses confessions expliquera que l’audition menée par le policier Bryn Ridge constitue un exemple classique d’interrogatoire guidé. Sans effet. Dans une atmosphère de lynchage – à la fin des audiences, des habitants insultent les accusés et leur jettent des pierres -, Damien est condamné à mort par injection létale, Baldwin et Misskelley à la prison à perpétuité sans possibilité de remise de peine.
En 1996, un documentaire intitulé Paradise Lost: The Child Murders at Robin Hood Hills va ouvrir à l’Amérique une fenêtre sur cet invraisemblable procès. Autorisés à tourner pendant les audiences de première instance, les réalisateurs Joe Berlinger et Bruce Sinofsky cherchaient à comprendre comment des ados avaient pu se transformer en satanistes et en bouchers. Ils se rendent vite compte que quelque chose cloche. La trame du film s’attachera finalement à pointer les nombreuses incohérences de l’enquête. En guise de soutien, Metallica autorise pour la bande-son l’utilisation de Welcome Home (Sanitarium), chanson tirée de leur troisième album, Master of Puppets.
Après la sortie de Paradise Lost, Echols reçoit une flopée de lettres, l’une d’elles a été postée à Brooklyn par une dénommée Lorri Davis. Cette inconnue, avec qui il se mariera quelques années plus tard, lui écrit qu’elle a été touchée par son histoire. Elle met en place un groupe de soutien, le « Free The West Memphis Three Support Fund », afin de collecter des fonds pour muscler la défense. Un profiler médecin légiste est engagé et un site internet voit le jour. Les WM3 passent de la rubrique faits divers aux éditoriaux.
Le soutien médiatique qui fait tout basculer
De nombreuses rock-stars s’identifient rapidement à cette cause jusqu’à s’y impliquer en personne. En tête, Eddy Vedder, Natalie Maines, chanteuse des Dixie Chicks, et l’égérie punk Henry Rollins. Ils étudient l’affaire et rendent plusieurs fois visite aux accusés en prison. « Les pathétiques images du premier procès (démontraient) que les gars n’avaient même pas bénéficié d’une demi-tranche de justice. Alors j’ai voulu les aider », nous résume aujourd’hui Henry Rollins.
Les rock-stars créent deux compilations et organisent des tournées entièrement dédiées à la cause des WM3. D’autres grands noms du rock comme Robert Smith, Tom Waits, Iggy Pop, The Supersuckers, Slipknot, Steve Earle, Patti Smith, Ozzy Osbourne, Joe Strummer, Tony Scalzo, Keith Morris, Mike Patton, le rappeur Ice-T, font partie du second cercle de soutien. L’affaire n’émeut guère la France. Seul Le Peuple De L’Herbe réalise un concert gratuit à Lyon au nom des gars de West Memphis. « Ici l’histoire est restée confidentielle, car chez nous ce qui concerne la peine de mort semble relever d’un combat d’arrière-garde », constate Gilles Garrigos, journaliste pigiste à Rock’n’Folk et Noise magazine, fondateur avec un ami du site web français de soutien au WM3.
Aux Etats-Unis, le soutien médiatique et financier dépasse le monde du rock. En 2000, lorsque Trey Parker, cofondateur de la série South Park, reçoit en direct un MTV Movie Award, il prend le micro pour scander devant l’assemblée « Free The West Memphis Three ! » Johnny Depp, Jack Black ou encore Peter Jackson et Fran Walsh, les deux Néo-Zélandais créateurs de la trilogie du Seigneur des anneaux, ont participé à la collecte de fonds. En 2005, la somme est suffisante pour réaliser un onéreux test ADN, demandé depuis longtemps par la défense, sur des cheveux, des lacets et des lambeaux de vêtements retrouvés à l’époque sur les lieux du crime.
L’ADN analysé ne correspond à aucun des trois accusés. L’opinion locale bascule peu à peu. Le premier des accusateurs, John Mark Byers, le sulfureux beau-père de l’une des trois victimes, avoue désormais qu’à son avis les West Memphis Three ont servi de boucs émissaires.
Après une semaine sans dormir dans la crainte d’un dernier rebondissement, le 19 août, les trois accusés sont libérés au terme d’un étrange accord nommé « Alford Plea ». Autorisés hors les murs à proclamer leur innocence, Echols, Baldwin et Misskelley ont dû paradoxalement, en échange d’une liberté immédiate, plaider coupable et s’engager à ne pas poursuivre l’Etat d’Arkansas pour les dixhuit ans qu’ils ont passés en prison. L’avocat d’Echols rappelle que l’urgence était de sortir son client du couloir de la mort. « Mais le combat n’est pas fini », insiste Stephen Braga. Pour lui comme pour Rollins, le seul moyen d’innocenter totalement les WM3 – sans remettre en cause l’Alford Plea – consiste à retrouver l’identité du véritable auteur du triple infanticide de 1993. Une autre chasse à l’homme commence.
En attendant, les trois anciens ados fans de Metallica ont 34, 35 et 37 ans. Baldwin hésite à s’inscrire à l’université, Misskelley doit se marier avec un amour d’enfance retrouvé, tandis qu’Echols s’interdit toute interview pour se consacrer à la rédaction d’un livre sur sa demi-vie dans le couloir de la mort. Le 10 octobre, lors de l’avant-première du troisième et dernier volet documentaire de Paradise Lost, malicieusement intitulé « Purgatoire », Joe Berlinger, l’un des deux réalisateurs, conclut auprès d’un journaliste du Wall Street Journal :
« L’essentiel (à retenir) est : pourquoi a-t-il fallu attendre trois coûteux documentaires de HBO, deux décennies d’engagement dans cette affaire et la contribution financière de riches célébrités pour donner à ces garçons le semblant de défense dont ils auraient dû profiter dès le premier procès ? Très simplement, c’est une histoire d’argent et de justice, sujet très ancien dans ce pays. »
Geoffrey Le Guilcher
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