A l’occasion de notre numéro spécial “Police/manifestants : la guerre des images”, à retrouver en kiosques, Paul Rocher, économiste et auteur de Gazer, mutiler, soumettre – Politique de l’arme non létale (La Fabrique, 2020), décrypte dans cette tribune confiée aux Inrockuptibles le “Schéma national du maintien de l’ordre” présenté par le ministre de l’Intérieur.
Le Ministère de l’intérieur, face à une contestation grandissante des violences policières, indique faire évoluer sa doctrine du maintien de l’ordre. Derrière les mots, le “Schéma national du maintien de l’ordre” illustre pourtant son incapacité à prendre à bras-le-corps ce problème. A la clé, davantage d’armes “non létales”, plus de confrontation, et surtout aucune remise en question du fonctionnement actuel. Avec ce schéma, les violences policières ne diminueront pas, mais elles seront moins faciles à documenter.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
>> Retrouvez le numéro spécial “Police/manifestants : la guerre des images” des Inrockuptibles <<
Dans le contexte d’un débat persistant sur les violences policières, le Ministère de l’intérieur vient de présenter un nouveau “Schéma national du maintien de l’ordre”. Présenté comme une réforme de la doctrine permettant de mieux assurer la liberté d’expression, l’analyse des propositions montre que rien n’est moins sûr.
Un point de départ erroné
La première phrase du schéma résume son état d’esprit : le problème du maintien de l’ordre est “l’infiltration plus systématique de casseurs au sein des cortèges”. Ce n’est pourtant pas ce que disent les faits : il est bien documenté qu’aujourd’hui les manifestants ne sont pas vraiment plus violents que dans le passé, alors que l’équipement de protection des forces de l’ordre a été sensiblement renforcé.
Face à cette relative stagnation côté manifestants, l’évolution notable des dix dernières années est celle des violences policières. Entre 2009 et 2018, le recours aux armes dites non létales a été multiplié par 9. Encore plus spectaculaire, sur la même période l’utilisation du LBD 40 a littéralement explosé : En 2018 les forces de l’ordre ont tiré 480 fois plus de balles en caoutchouc qu’en 2009. Pourtant, ces chiffres du Ministère de l’intérieur sont très incomplets et sous-estiment donc l’ampleur réelle du phénomène. Les derniers chiffres disponibles montrent une tendance sans précédent à la hausse des violences policières par armes “non létales”.
>> A lire aussi : David Dufresne : “Ces images au téléphone portable, c’est l’histoire”
Des armes “moins vulnérantes” ?
Sous la contrainte d’une multitude d’images montrant des mutilations et blessures graves par grenades et balles en caoutchouc, le schéma annonce l’introduction de nouvelles armes non létales “moins vulnérantes”. Si cet élément de communication est récurrent pour justifier l’introduction de nouvelles armes “non létales” il n’en repose pas moins sur un présupposé fallacieux. Car la dangerosité d’une arme ne se mesure pas par rapport à ses propriétés techniques, elle s’établit à l’aune de l’utilisation qu’en font les forces de l’ordre.
En suggérant qu’une arme est par nature “non létale”, donc quelque part anodine, sa simple disponibilité incite les forces de l’ordre à y recourir avec davantage de facilité. Concrètement, la présence de telles armes dans l’équipement des policiers et gendarmes leur donne une confiance accrue dans leur capacité à gérer une situation par la force et donc une tendance à en faire usage. Pourtant, en réalité, cette non-létalité est conditionnée à des consignes d’utilisation très précises qui sont incompatibles avec la réalité du maintien de l’ordre (par exemple les consignes postulent une bonne visibilité, une distance de tir minimale, pas de tir à hauteur d’homme, des cibles statiques, etc.). Voilà ce qui explique la hausse du nombre de manifestants blessés ainsi que l’explosion du nombre de tirs. Par conséquent, l’annonce de l’utilisation d’armes supposément “plus douces” et d’un meilleur encadrement réglementaire des tirs de LBD 40, qui par ailleurs existe déjà pour les CRS et les Gendarmes mobiles, passe à côté de l’essentiel.
>> A lire aussi : “Gazer, mutiler, soumettre” : le livre coup de poing sur les armes non létales
Attiser les tensions
Un autre aspect du schéma consiste à augmenter les effectifs des forces de l’ordre et les équiper de nouvelles armes “non létales”. Autrement dit, contrairement à la volonté affichée d’apaiser les tensions, il les attise en préparant un recours croissant aux moyens coercitifs dans les années à venir. Dans la même lignée, le schéma propose “une plus forte mobilité et réactivité” des forces de l’ordre pour interpeller des manifestants. En cohérence avec le point de départ erroné, cette proposition est particulièrement propice à la multiplication de situations où les forces de l’ordre utilisent les armes “non létales” au milieu d’une foule dense.
Le schéma reprend par ailleurs plusieurs éléments de la “désescalade” allemande (communication, interdictions de séjour, contrôles intensifs autour des manifestations) dont la recherche sur les pratiques de la police d’outre-Rhin montre qu’elle constitue un mot fourre-tout, qui est régulièrement utilisé pour masquer le caractère violent du maintien de l’ordre.
>> A lire aussi : Contrôle des images de la police : “Un retour évident de la propagande politique”
Cachez donc ces violences que je ne saurais voir
A l’heure où des travaux scientifiques préconisent l’interdiction d’armes “non létales”, comme les balles en caoutchouc et le gaz lacrymogène, la France appuie sur l’accélérateur alors qu’elle circule à contresens.
En l’absence d’une volonté réelle de diminuer les violences policières, l’apport du schéma national du maintien de l’ordre semble se situer ailleurs. Des journalistes et ONG estiment que ce texte réduit les possibilités d’observer le maintien de l’ordre. En empêchant non pas le phénomène des violences policières mais simplement sa documentation, la boucle est bouclée : moins d’images, moins de débats… mais toujours plus de violences policières.
Paul Rocher, économiste et auteur de Gazer, mutiler, soumettre – Politique de l’arme non létale (La Fabrique, 2020)
Retrouvez notre dossier spécial cette semaine en kiosque ce mercredi 23 mars, et disponible ici.
{"type":"Banniere-Basse"}