Le mouvement social de l’automne 2010 contre la réforme des retraites s’inscrit dans une dynamique de mobilisation qui s’accélère. Dans Tous dans la rue, des sociologues et économistes portent un regard à chaud sur cette « révolution d’octobre », préfiguration d’une protestation de plus en plus radicale.
Si le vote de la réforme des retraites a de fait illustré son échec, le mouvement social de l’automne 2010 a néanmoins créé un effet de rupture dans l’histoire contemporaine de la protestation.
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Trois mois après l’achèvement désenchanté des grandes manifestations d’octobre, des sociologues et économistes reviennent sur le mouvement pour en définir le sens. En constatant une réalité réconfortante : les capacités de mobilisation sont encore fortes en France, où le monde du travail, lorsqu’il se sait menaçé, échappe à la résignation.
Le contexte contestataire est plus large et plus ancien
A mi-chemin entre le recul analytique et la proximité avec l’événement, ce collectif d’universitaires attentifs à la question sociale perçoit dans la colère automnale le signe d’un tremblement politique à venir : le mouvement ne serait ainsi pas « défait » mais seulement « suspendu », selon l’expression de Christian Laval et Pierre Dardot.
Selon ces observateurs lucides, la mobilisation massive des salariés et de la jeunesse s’inscrit dans un contexte contestataire plus large et plus ancien.
Lilian Mathieu et Christophe Aguiton situent cette lutte des salariés dans l’histoire plus longue de la résistance aux politiques néolibérales : le CIP en 1993, les grèves de novembre-décembre 1995, le développement de l’altermondialisme à la fin des années 1990, les manifestations contre le premier plan Fillon au printemps 2003, la lutte contre le CPE en 2006, les manifestations de 2008 contre la réforme de l’université…
A chaque fois, dans des champs distincts, « la question de la nature et des conséquences du néolibéralisme est posée », explique Emmanuel Renault. Le célèbre slogan du début des années 1980 « There is no alternative », vendu par Margaret Thatcher comme l’horizon indépassable, ne passe plus auprès des salariés, signe que les gouvernements occidentaux, après avoir abusé du logiciel néolibéral, ont perdu leur impunité idéologique.
D’où l’échec du tour de passe-passe du gouvernement Fillon consistant à faire croire en sa défense de la retraite par répartition alors qu’il vendait insidieusement la retraite par capitalisation. Révélant l’habileté cynique de la manoeuvre, l’économiste Frédéric Lordon démontre ici comment la réforme véritable ne s’en tenait nullement « à la réforme plaidée ».
A cette saturation des réformes néolibérales présentées comme les seules réponses possibles, s’ajoute le contexte spécifique du sarkozysme : le symbole de la collusion entre la classe politique et la finance qui « relève d’un ethos féodal plus que d’un ethos démocratique » (Emmanuel Renault).
Pour autant, comme le soulignent Dardot et Laval, le gouvernement sarkozyste n’est jamais que « la filiale locale d’un consortium politique plus ancien et plus vaste ». Le démantèlement progressif des institutions de l’Etat social et éducatif, apparu dans les années 1980, n’a fait que s’accélérer avec lui. D’où la crispation de la rue sous cet effet d’accumulation. La « défatalisation » des politiques néolibérales se nourrit de cette humeur rétive à un discours d’autorité.
Cette humeur touche au fond à la question du travail. Allongement de la durée annuelle du travail, postes non remplacés, pression managériale, report de l’âge légal du départ à la retraite… tous les indices convergent vers la perte de « contrôle sur l’organisation du temps » de la propre vie des salariés.
« Plus personne ne conteste que la lutte des classes a fait son grand retour en France »
Ce basculement de la société salariale correspond à ce que Robert Castel appelle « la grande transformation » et Alain Supiot « le grand retournement » : l’entrée dans un autre régime du capitalisme qui met en concurrence les uns et les autres, détruit des formes de sociabilité et des manières de « faire société ».
Il faut ainsi interpréter le mouvement de septembre-octobre dans le cadre de cette crise des justifications du néolibéralisme. Evoquant le slogan lu dans les manifs « Je lutte des classes », Dardot et Laval estiment que « le fait incontestablement nouveau est que plus personne ne conteste que la lutte de classes a fait son grand retour en France ». L’enjeu pour les salariés n’est pas de prendre le pouvoir mais de » parvenir à bloquer la machine de pouvoir du néolibéralisme ».
La stratégie du blocage s’oppose à la » stratégie du choc » que la militante altermondialiste Naomi Klein théorisait en 2008 où tout conflit est systématiquement instrumentalisé par les gouvernements pour accélérer leurs politiques.
En l’occurrence, le retournement, en moins de deux ans, du gouvernement français sur la crise répond à cette stratégie, à la mesure de tous les dirigeants occidentaux qui sont entrés dans une phase de radicalisation du néolibéralisme : « de la crise comme appel à ne pas répéter les anciennes démissions, on est vite passé à la crise comme levier du renforcement des politiques néolibérales ».
Dans cette dynamique accentuée de « décomposition des certitudes » (Castel), toucher au droit à la retraite (qui pouvait se réformer autrement), c’était briser l’un des derniers remparts sociaux. Car le respect de la démocratie sociale ne se limite pas à la possibilité de glisser un bulletin de vote dans les urnes tous les cinq ans : il doit aussi ancrer la loi commune dans l’expérience de la vie des peuples, dans une logique d’inclusion.
Dénoncée par Bastien François, l’incapacité des gouvernants « à se mettre en situation d’écoute de l’état de la société » a atteint un point limite. Mais si, comme l’avance Alain Supiot, on peut savoir que quelque chose n’est pas tenable, on ne peut pas savoir à quel moment il va y avoir rupture. Roland Barthes évoquait les « issues inimaginables que l’histoire dévoile en se faisant » : la rue restera certainement le théâtre de ce dévoilement incertain.
Jean-Marie Durand
Tous dans la rue, le mouvement social de l’automne 2010 (Seuil), livre collectif, préface signée Gérard Mordillat, 176 pages, 12€.
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