Toni Morrison suit la vie de quatre femmes et revisite l’Amérique du XVIIe siècle pour mieux faire entendre la voix des “invisibles”. Un engagement aussi politique que littéraire.
« Les livres de Morrison sont parfois presque trop douloureux, comme si elle transfigurait le cri du blues montant des profondeurs à travers “des cercles et des cercles de chagrin”. Mais comme tous les artistes du blues, elle nous dit également : “Si vous vous laissiez emporter par l’air, vous pourriez le chevaucher”, écrivait Cornell West dans Democracy Matters. Ce n’est rien d’affirmer qu’Un don, neuvième roman de l’écrivaine américaine, irradie la douleur et le chagrin à chaque page. C’est simple, ce n’est qu’arrachements, harassements, et mises en terre. Nous sommes à la fin du XVIIe siècle dans l’Etat du Maryland, alors qu’un soleil inaugural se lève sur une Amérique concentrée sur le meurtre de la nation indienne et proche de basculer dans l’entreprise esclavagiste à une échelle inédite, industrielle, ouvertement raciste.
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Tout commence lorsqu’une esclave donne sa fille Florens à un homme de passage, sans doute parce que son regard n’est ni sommation ni mépris, qu’elle sent confusément qu’“il n’y a rien d’animal dans son coeur”. Or, dans ce monde où tout n’est que folie, où l’on ne saurait compter sur aucune protection, “il peut y avoir une différence…” Cette différence nous ramène subsidiairement au plus célèbre ouvrage de Morrison, Beloved, qui se déroule deux siècles plus tard et raconte l’histoire d’une mère ayant fait le choix inverse : égorger sa fille pour la soustraire à une vie d’asservissement.
Le Don, c’est cette loi du monde où tout arbitraire exercé sur autrui a nécessairement des conséquences pour soi-même. Sauf que Florens n’est pas la seule héroïne de ce nouveau conte cruel, qui entrelace en un subtil écheveau de voix, tantôt narratives et tantôt intérieures, toujours puissantes et poétiques, le destin de trois autres femmes contraintes à une entraide mutuelle dans une ferme dépourvue d’hommes après que la variole eut emporté son propriétaire.
Il y a Rebekka, son épouse, rapidement réduite au veuvage donc, Lina, la servante indienne, et Sorrow, la fille perdue. Toutes ont vécu la même expérience du déracinement. Rebekka, la jeune Anglaise dont les parents se débarrassent, et Florens, abandonnée par une mère esclave africaine, ont été expulsées de cette matrice pourrie que sont les cales des navires marchands, celles qui finalement vont enfanter le monstre américain, Baal moderne et insatiable.
Ce parallèle donne évidemment au roman une portée plus étendue, plus politique, qui dépasse la seule occurrence afro-américaine ou strictement féministe. En s’appuyant sur le partage des souffrances de chacune de ces femmes, Toni Morrison nous invite à explorer les riches profondeurs d’êtres ordinaires, lumpen prolétariat constamment vendu, acheté, cédé, qui doit se forger une dignité par lui-même dans une région maladivement puritaine où l’on commence par nier à l’autre toute légitimité sur terre. En particulier lorsqu’il a le toupet d’appartenir à une autre confession, ou une autre race. Sans parler du sexe.
Dans un état de quasistupeur, ces femmes endurent la douleur, la perte, les saignements, les coïts, l’accouchement, et même l’amour, sans jamais donner le sentiment de pouvoir maîtriser ou choisir. Rebekka voit chacun de ses quatre enfants mourir l’un après l’autre. Et lorsque son mari périt à son tour, elle se demande de quelle blague elle fait l’objet. “Etre femme ici c’est être une blessure ouverte qui ne peut guérir”, conclut l’auteur, faisant par pure inadvertance chorus au “Woman is the nigger of the world” de John Lennon.
Dans ce monde sans bienveillance, sans récompense, où subsistent des traces ténues de grandeur humaine, de timides vestiges de grâce divine, et ce malgré la flagrante insensibilité de Dieu envers ses enfants, c’est d’abord la réciprocité qui est exclue. D’où la seconde problématique du titre. Le Don (l’original A Mercy signifie au premier sens “pitié”) est aussi à entendre comme “cadeau”. Le cadeau crée la dette et oblige celui qui le reçoit. Cette ambivalence est fondamentale dans les rapports qu’entretiennent les peuples primitifs avec la nature. Chez les Amérindiens et les Africains, rien ne saurait être prélevé sans contrepartie. Ce que va farouchement évacuer la société européenne avec son implacable morale et son efficacité comptable, à qui ce nouveau monde semble revenir de droit. “N’ayant aucun lien avec l’âme de la terre, ils tenaient absolument à en acheter le sol, et comme tous les orphelins, se montraient insatiables. C’était leur destinée de chiquer le monde et de recracher des horreurs qui détruiraient tous les peuples premiers.”
Aussi, lorsque les voix de Florens ou de Sorrow nous parviennent à travers l’opacité morale et l’hypocrisie radicale de cette société, c’est le lecteur qui revient à la vie, exactement comme dans le blues, où la souffrance de l’interprète donne accès à une humanité comme figée sous la glace. Jadis, Toni Morrison a écrit : “Toute mort qui revient à la vie est douloureuse.” Dans une langue plus puissante et plus musicale que jamais, c’est cette même expérience qu’elle nous propose de faire à nouveau.
Un don (Christian Bourgois Editeur), traduit de l’anglais (Etats- Unis) par Anne Wicke, 192 p., 15€
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