La grande Toni Morrison, icône de la littérature américaine, Prix Nobel 1993, est morte dans la nuit du 5 août à 88 ans.
Toni Morrison était une présence impressionnante. Je me rappelle l’avoir rencontrée une fois. C’était chez ses éditeurs, Christian et Dominique Bourgois, à Paris. Toni Morrison n’adressait pas ses sourires ni son attention à tous. Elle était de ces auteurs qu’on dit « difficiles ». D’une voix tout aussi impressionnante, elle avait longtemps parlé, ce soir-là, de Nina Simone, et de ces chanteuses afro-américaines des années quarante, cinquante et soixante qui se retrouvaient à donner des concerts dans toute l’Amérique, et à quel point il pouvait être dangereux alors, pour ces femmes noires, de voyager seules à travers une Amérique raciste. Morrison était accompagnée d’une amie américaine. Après la soirée, j’avais proposé de les déposer en taxi en leur hôtel et la conversation avait roulé sur un sujet plus frivole : la boutique Christian Louboutin où l’écrivaine souhaitait se rendre le lendemain, regrettant qu’elle ne puisse plus porter de talons. Et puis la conversation s’était arrêtée net, comme si elle s’était retirée dans une carapace de mélancolie, comme hantée à nouveau par Nina Simone.
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Toni Morrison a été la première femme écrivaine afro-américaine à être autant remarquée, et à recevoir le Prix Nobel de Littérature en 1993 pour « avoir donné vie à un aspect essentiel de la réalité américaine », comme l’avait alors déclaré l’Académie suédoise. L’aspect essentiel de cette réalité américaine c’était l’esclavage et son héritage, le racisme, la difficulté pour les Afro-Américains de vivre dans un monde de Blancs, leurs douleurs et leurs joies, l’onde de choc de cette histoire de domination qui se perpétuait encore des générations plus tard.
Des oeuvres devoir de mémoire
Née en le 18 février 1931 à Lorain, Ohio, Toni Morrison (de son vrai nom Chloe Anthony Wolford) commence à écrire à la fin des années soixante, mais obtiendra la reconnaissance internationale grâce à son troisième roman, Beloved (1988). Avant de commencer à écrire, elle avait soutenu un mémoire sur le suicide chez Faulkner et Woolf à l’université de Cornell en 1953, eu deux enfants avec son mari, Howard Morrison, et après son divorce, elle a été éditrice chez Random House à New York. Chargée du secteur de la littérature noire, elle y publiera Angela Davis et Mohamed Ali, et The Black book en 1973, une anthologie d’écrivains noirs du temps de l’esclavage aux années 1970. Très tôt, donc, Toni Morrison fut une passeuse : elle a ouvert la voie à une communauté d’écrivains noirs en direction du grand public. Devenant écrivain elle-même, recevant de nombreux prix, c’est elle qui a sans doute contribué, même indirectement, à la présence dans le champ littéraire d’écrivains comme Ta-Neshi Coates, Colson Whitehead, Chimanda Ngozi Adichie et d’autres. Pour toute une génération d’écrivains afro-américains, et pour des générations de lecteurs, Toni Morrison est une icône.
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Elle a publié son premier roman, L’œil le plus bleu, en 1970. Suivront, parmi ses plus connus, Sula (1975) autour d’une amitié entre deux femmes noires, mais surtout Beloved, premier volume d’une trilogie inspirée de l’histoire vraie d’une esclave poursuivie par des chasseurs d’esclaves, qui lui valut le Prix Pulitzer. Le dernier volume, Paradise, parut en 1997. God Helps The Child, son onzième roman, est paru en 2015. Toni Morrison est morte dans la nuit du 5 août après une brève maladie, ont communiqué ses enfants. Elle laisse une des œuvres les plus marquantes, les plus importantes et nécessaires du XXème siècle, non seulement devoir de mémoire de l’histoire afro-américaine, trop souvent passée sous silence, mais aussi portée par une langue littéraire à la beauté somptueuse, aussi bien brutale, crue, violente, pour ne rien éviter de la violence faite à la communauté noire américaine, mais aussi incantatoire, incandescente, marquée de réalisme magique, parfois onirique, comme pour mieux restituer l’individualité de ses êtres maltraités, leur droit de s’évader, d’avoir des rêves, leur langue, leur poésie, comme les autres.
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