Fesses proéminentes et sexes turgescents, vêtus de cuir, virils et fiers, les personnages bodybuildés de Tom of Finland ont redéfini dès les années 1970 les codes liés à l’homosexualité masculine. Une histoire de la libération par le dessin, à l’heure où sort un biopic consacré à l’artiste mort il y a vingt-six ans.
Il y a cette scène très révélatrice dans le biopic consacré à Tom of Finland, le dessinateur de “dessins cochons”, comme il se définissait, qui passera sa vie à glorifier le corps masculin à grands coups de muscles saillants, de poutres apparentes et de fesses charnues, créant de toutes pièces le prototype de l’homosexuel masculin de la fin du XXe siècle.
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Nous sommes en 1978 et, pour la première fois de sa vie, Tom débarque à Los Angeles, où ses œuvres devenues cultes sont enfin exposées au vu et au su de tous. Assis à l’arrière de la Chevrolet qui est venue le chercher à l’aéroport, Tom contemple dans les rues de L. A. des garçons qui arborent casquettes et harnais en cuir, des policiers au cul trop moulé dans leur uniforme, des couples d’hommes bodybuildés se tenant la main aux yeux de tous, des bombasses torse nu juste vêtues de shorts riquiqui !
“Etre fiers de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont”
Il y a alors dans le regard de Tom un mélange d’étonnement et de satisfaction, comme si ces vingt années à dessiner des garçons larger than life, à glorifier le plus excessif de la masculinité, à croquer des corps turgescents comme si des sexes en érection prenaient soudain vie, comme si ses croquis masturbatoires étaient devenus réalité, comme si Tom avait enfin réalisé son rêve secret : “Mes dessins s’adressent surtout aux hommes opprimés, incompris, qui pensent avoir raté leur vie. Je veux les encourager. Je veux encourager cette minorité, je veux leur dire d’être forts, je leur dis d’être fiers de ce qu’ils font et de ce qu’ils sont.”
Touko Laaksonen, de son vrai nom, est né le 8 mai 1920 dans un petit village de Finlande, où ses parents instituteurs s’emploient à lui donner une éducation artistique. La Finlande est un pays rural, les villes y sont rares et à l’époque la majorité des Finlandais sont bûcherons ou fermiers, des hommes élevés à la rude et à la musculature imposante forgée par la nature et le travail physique.
Tom découvre sa véritable nature, mais surtout son obsession pour les uniformes et les codes inhérents à la masculinité
Dès 5 ans, Touko ressent ses premiers frissons sexuels en espionnant un garçon de ferme charpenté comme un bœuf et répondant au prénom de Urho, “héros” en finlandais. Un héros dont la masculinité triomphante mais surtout rassurante va devenir le mètre étalon des milliers de dessins d’hommes que réalisera Tom tout au long de sa vie.
En 1939, à 19 ans, Touko quitte la maison familiale, histoire de suivre des études d’art à Helsinki et surtout de s’émanciper. Très vite, c’est la guerre avec la Russie, il est mobilisé comme soldat, et c’est pendant cette relative courte période où la Finlande est envahie d’uniformes russes et allemands et où la promiscuité sexuelle entre hommes est de mise dès la nuit tombée dans les parcs que Tom, entre deux bosquets, découvre sa véritable nature, mais surtout son obsession pour les uniformes et les codes inhérents à la masculinité.
“J’ai voulu montrer des hommes gays heureux”
La guerre terminée, quand les soldats auréolés de fantasmes commencent à déserter les rues d’Helsinki, il transcende son désir d’un homme gay, viril et fier, loin des stéréotypes de l’époque qui veut que les homos soient des êtres efféminés qui doivent rester planqués dans l’ombre. La journée, il est dessinateur professionnel ; le soir, il s’installe seul dans sa chambre, vêtu en cuir ou en uniforme, et pose les bases de son grand œuvre : créer une image de la virilité qui avait jusqu’à présent toujours été refusée aux homos.
“A cette époque-là, disait-il, un homosexuel ne pouvait éprouver que de la honte par rapport à sa sexualité. J’ai voulu montrer des hommes gays heureux, des hommes qui vivaient bien leur homosexualité. Je précise que ce n’était pas quelque chose de vraiment réfléchi, mais j’ai su dès le départ que les hommes que j’allais dessiner devaient être fiers et heureux !”
Si, à l’époque, Touko vend ses dessins sous le manteau, il faudra attendre plus de vingt ans, 1956 pour être exact, pour qu’il se décide à les montrer au grand jour en envoyant une série de croquis au magazine américain Physique Pictorial, qui le rendra célèbre. Dans les années 1950, Bob Mizer (qu’on surnommera “le Hugh Hefner gay”), obsédé par les bodybuilders qui s’entraînent sur les plages de Santa Monica, va créer le studio photo Athletic Model Guild et dans la foulée Physique Pictorial. Un magazine qui, sous couvert de glorifier le culte du corps, est surtout le prétexte pour vendre des photos de mecs sexy, bien foutus et dénudés, à une clientèle d’hommes qui aiment les hommes.
Une vision de l’homosexualité qui colle aux obsessions de l’Amérique
C’est l’époque où une imagerie masculine puissante et trouble se met en place. La pornographie est illégale et les studios comme celui de Bob Mizer, de Bruce of L. A. ou de la Western Photography Guild prennent un malin plaisir à jouer et repousser sans cesse les limites de la censure. Le body-building explose, le corps masculin est glorifié dans des péplums bas de gamme tournés en Italie, et Marlon Brando, qui trouble autant les garçons que les filles dans L’Equipée sauvage, déclare : “Comme de nombreux hommes, j’ai eu moi aussi des expériences homosexuelles et je n’en ai pas honte.”
de Dome Karukoski,
le 19 juillet en salle.
C’est aussi l’époque où le premier dessin envoyé par Tom – deux bûcherons torse nu aux paquets bien remplis et aux pectoraux flamboyants – fait la couverture du numéro printemps 1957 de Physique Pictorial et augure d’une collaboration sans faille qui va asseoir la réputation du dessinateur, dont la vision de l’homosexualité colle pile-poil aux obsessions de l’Amérique : l’amour du sport, la vie en plein air, la camaraderie masculine et le culte du corps. Mais surtout devenir l’imagerie officielle de l’affirmation gay.
Comme si les homos prenaient leur revanche sur les stéréotypes auxquels les a consignés pendant longtemps leur sexualité
A la fin des années 1970, avec la libération homosexuelle initiée par les émeutes de Stonewall, le 28 juin 1969 à New York, c’est comme si les homos prenaient leur revanche sur les stéréotypes auxquels les a consignés pendant longtemps leur sexualité et sortaient enfin du placard.
Avec ses dessins dont l’inspiration est à chercher chez les ouvriers, les routiers, les pompiers, les soldats, les motards ou les marins, qui se parent progressivement des éléments de la culture SM et deviennent de plus en plus sexuellement explicites, Tom of Finland va profondément marquer la communauté homosexuelle du début des années 1980, posant les bases du look clone.
Une homosexualité qui lève la tête fièrement
Avec leur jean Levi’s, T-shirt blanc moulant, bandana dans la poche, barbe soigneusement taillée ou fine moustache, casquette en cuir, grosses pompes d’ouvriers, les clones, qu’on retrouve à New York, San Francisco, Los Angeles mais aussi à Londres, Paris ou Berlin, sont à l’époque le symbole d’une homosexualité qui lève la tête fièrement, assume ses désirs et dont la masculinité est un pied de nez à des décennies d’humiliation.
Les “clones” représentent alors la partie la plus visible du lifestyle gay de l’époque, avec ses rites et ses codes. On passe la semaine à la gym à sculpter son corps pour mieux se défoncer le week-end venu au Saint, la plus grosse boîte gay du New York de l’époque, sur de la hi-NRG – version speedée du disco conçue pour accompagner les marathons baise, danse et défonce.
Freddie Mercury, plus clone tu meurs, côtoie Rock Hudson et Fassbinder au Mineshaft, la darkroom qui a inspiré le film Cruising, parfait manifeste à la gloire de la moustache et du poppers. Village People, un groupe gay monté de toutes pièces, surfe sur cette promiscuité sexuelle, et Frankie Goes To Hollywood avec le clip de Relax pousse le bouchon encore plus loin.
Les clones, une bulle fantasmatique
Mais l’épidémie de sida, en touchant principalement les homos, va tirer le rideau sur le look clone, associé de facto au virus du VIH. A cette période de visibilité et d’hédonisme poussé à son paroxysme succèdent la mort et la consternation. Tom of Finland culpabilise, persuadé d’avoir encouragé un mode de vie qui a conduit à la catastrophe. Les clubs, saunas et backrooms ferment peu à peu au début des années 1990, et les clones ne deviennent rien de plus qu’une parenthèse dans la culture LGBT.
Une bulle fantasmatique dont on ne cesse pourtant de mesurer l’influence, que ce soit chez des couturiers comme Jean Paul Gaultier, Dirk Bikkembergs ou Tom Ford ; des artistes comme Pierre & Gilles, Robert Mapplethorpe ou Mike Kelley ; des producteurs comme DJ Hell, qui récemment a construit le clip de son titre I Want U autour de l’imagerie Tom of Finland ; chez un acteur comme François Sagat et son corps quasi travesti à force d’être musclé ; dans le porno et son obsession actuelle pour les bubble butts, ces fessiers ultra-imposants ; ou avec le portfolio très cul du rappeur Milan Christopher réalisé par le photographe Matthias Vriens-McGrath pour Paper Magazine.
L’héritage de Tom of Finland ne cesse de ricocher, d’être redécouvert et réinterprété, dépassant le cadre stricto-gay de ses débuts
Entretenu par la fondation Tom of Finland (qui a lancé une ligne de cartes postales, de fringues, de parfums et de figurines), exposé un peu partout autour du monde, glorifié dans son pays natal par une série de timbres postaux, célébré par un énorme ouvrage XXL chez Taschen, revitalisé par la sortie de son biopic et la publication prochaine de sa correspondance, l’héritage de Tom of Finland ne cesse de ricocher, d’être redécouvert et réinterprété, dépassant le cadre stricto-gay de ses débuts pour infiltrer désormais un univers hétérosexuel qui trouve dans cette masculinité et cette sexualité exacerbées comme une résonance aux obsessions pour le paraître de notre époque, mais aussi une redéfinition des codes d’une masculinité plus fragile et sensible qu’elle n’y paraît.
Comme si Tom of Finland, mort en 1991, s’amusait depuis son paradis qu’on espère peuplé de musclors qui se font des baisers tout en se touchant le cul, à bousculer les codes de la virilité et du sexy, et à nous en mettre vraiment plein les yeux.
film Tom of Finland de Dome Karukoski, en salle le 19 juillet
livres Tom of Finland XXL (Taschen), 666 pages, 49,99 € ; Sealed with a Secret – Correspondence of Tom of Finland, à paraître
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