Si la prostitution est illégale depuis 1956 au Japon, 30 à 40 % des Tokyoïtes feraient régulièrement appel aux pratiques sexuelles tarifées. En contournant la loi, l’industrie nipponne du sexe génère des milliards de yens par an et continue de s’épanouir au détriment de femmes aux vies chahutées.
“Quand je suis arrivée à Tokyo, je rêvais de devenir dessinatrice”, confie Mitsumi Kimpara. Elle attrape alors un carnet qui se trouve devant elle et commence à y griffonner une silhouette au crayon : “Si je n’avais pas subi tout ça, je ne ferais sans doute pas ce métier aujourd’hui.” Petite et menue, la jeune femme est vêtue d’une robe crème aux motifs floraux délicats. Des socquettes blanches et des souliers rouges vernis parachèvent sa tenue. Pas de bijoux, hormis quelques fines bagues, et un maquillage discret. Ses cheveux noirs, coupés au carré, accentuent son look de femme-enfant, volontairement cultivé “pour la santé du business”.
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Attablée devant son cappuccino, Mitsumi est calme et détendue, indifférente à l’ambiance studieuse qui règne dans le café. Personne ne la remarque, ni ne pourrait deviner qu’elle se prostitue à Tokyo depuis trois ans. Salariée d’une entreprise de l’industrie du sexe, fuzoku en japonais, elle travaille à Shimbashi, quartier situé au sud-est de la capitale, depuis un peu plus d’un an. Ici, on croise peu de résidents, encore moins de touristes. Quartier d’affaires sans charme, Shimbashi est davantage un terrain de jeux pour salarymen qui veulent se divertir en sortant du bureau. Ils viennent se restaurer, jouer au pachinko, ces machines à billes qui permettent de gagner de l’argent si on a la main heureuse, ou rendre visite à une prostituée avant de rentrer à la maison. Shimbashi est effectivement réputé pour son commerce lucratif du plaisir tarifé.
Les filles sont isolées dans des pièces individuelles
Si la prostitution est illégale au Japon depuis 1956, elles seraient une centaine à la pratiquer dans cette partie de la ville, “dont trente dans mon entreprise”, assure Mitsumi. Pour les trouver, les clients suivent les panneaux scintillants, affublés de la mention “interdit aux moins de 18 ans” et installés un peu partout dans le quartier. L’entreprise de Mitsumi se trouve dans le sous-sol aseptisé d’une ruelle en retrait de l’artère principale, à quelques pas du café où elle se trouvait précédemment. Une fois les quelques marches descendues, on fait face à une banque d’accueil qui ressemble à la réception d’un hôtel bon marché. Une personne, généralement un homme, reçoit le client en lui présentant les profils des filles disponibles ainsi qu’une liste de chambres situées dans les alentours, qu’il devra réserver et payer en supplément du service. Il lui demande également de sélectionner la durée de la prestation souhaitée, de trente minutes à deux heures.
Pendant ce temps, les filles attendent dans un espace clos où elles sont isolées dans des pièces individuelles. “Nous ne nous voyons pas, nous ne nous parlons pas, explique-t-elle. Nous attendons notre tour, séparées par des cloisons.” L’homme repart après avoir payé et se rend dans la chambre qu’il a louée. Là, il va attendre que la prostituée arrive, alors qu’il prend sa douche. “Dans certaines entreprises, il y a une phase de jeux dans la salle de bains, mais pas chez nous. Nous estimons que certains clients veulent aller droit au but. La plupart du temps, mon intervention dure une heure. Si c’est plus long, je sais que la personne a besoin de parler.”
“Si la fille se rend dans la chambre de son plein gré, sans contrainte mentale ni physique, la police japonaise estime qu’elle ne doit pas intervenir car l’acte entre dans la sphère privée” Yoshikazu Nagai, professeur d’université
Si ce système fonctionne et passe à travers les mailles de l’interdiction, c’est parce qu’on estime qu’il en va du libre arbitre de la prostituée. “Si la fille se rend dans la chambre de son plein gré, sans contrainte mentale ni physique, la police japonaise estime qu’elle ne doit pas intervenir car l’acte entre dans la sphère privée”, explique Yoshikazu Nagai, professeur à l’université du Kansai et auteur d’un livre sur le “contrôle des opérations de l’industrie du sexe”. Pas d’échange d’argent dans la chambre.
Une fois l’affaire terminée, comme la pièce est libérée rapidement, il n’y a pas de lieu fixe donc pas de prostitution organisée. Mitsumi confirme n’avoir “jamais de problèmes avec la police. Je n’attends pas dans la rue. Je n’entre pas dans la chambre avec la personne. Ceci dit, ce dernier point ne serait même pas un problème : je pourrais très bien me rendre dans un love hotel avec mon compagnon ou ma rencontre d’un soir.”
“Si un client me fait mal, je lui dis et la plupart du temps, il s’excuse”
En poursuivant sa déambulation, elle montre du doigt l’entrée décrépite d’un hôtel où elle semble avoir ses habitudes, promettant que “les chambres sont bien” malgré les apparences extérieures. A quelques mètres, un autre établissement est désigné comme son favori car “il y a toujours des serviettes propres”. Dans l’ensemble, elle se sent en sécurité à Shimbashi, où elle connaît “bien les propriétaires des hôtels. Je peux toujours téléphoner à l’accueil s’il y a un souci même si, généralement, je me débrouille. Si un client me fait mal, je lui dis et la plupart du temps, il s’excuse.”
Derrière son assurance et son sourire, Mitsumi cache une histoire sombre. Originaire de la campagne de Shizuoka, région qui abrite le mont Fuji et des plantations de thé à perte de vue, la trentenaire a eu une enfance et une adolescence simples et sans tracas jusqu’à ses 26 ans, âge où elle s’est brutalement retrouvée seule à la mort de ses parents. Sa sœur aînée, mariée, l’accueille dans son foyer et c’est là que le cauchemar commence. Le jour, elle s’échine dans un laboratoire pharmaceutique où elle travaille au développement de médicaments, tandis que le soir elle devient “une domestique, une esclave : je devais faire la cuisine, le ménage sitôt rentrée”.
En plus de ses corvées, elle est régulièrement violée par son beau-frère, sans que sa sœur ne réagisse. Impuissante, accablée par le chagrin et terrassée par la peur, elle encaissera ces violences quotidiennes durant six ans. “Je voulais me confier à quelqu’un mais les mots ne sortaient pas de ma bouche. Je ne me souviens même pas lui avoir dit une seule fois : ‘Stop, arrête, je ne veux pas’.” Epuisée, Mitsumi finit par tomber malade et c’est à l’hôpital, dans un sursaut de vie, qu’elle prend la décision de s’enfuir à Tokyo. C’est ainsi qu’elle débarque, esseulée et sans le sou, dans la capitale. A son arrivée, elle rencontre un garçon. “Je l’aimais bien. De temps en temps, nous allions à l’hôtel ensemble. Il m’a demandé un jour si j’avais déjà travaillé dans l’industrie du sexe. Je ne savais pas trop comment le prendre. Et puis je me suis dit : ‘Pourquoi ne pas essayer une fois pour voir ?”
Pour les jeunes femmes, le piège se referme
Mitsumi tombe ainsi dans le monde du fuzoku. Depuis l’interdiction, l’archipel a trouvé mille et une façons de contourner la loi pour faire prospérer son business, tout en restant dans la légalité. A tel point qu’on estime aujourd’hui que “90 % des Tokyoïtes ont eu recours à une pratique sexuelle tarifée au moins une fois dans leur vie, affirme Toru Shinkai, manager de FenixJob, agence spécialisée dans le recrutement des entreprises du fuzoku. 30 à 40 % continueraient de les utiliser à fréquence variable par la suite.”
A l’heure où la non-sexualité des Japonais fait les choux gras des médias mondiaux, on omet la question de la pratique sexuelle tarifée, presque banalisée dans les grandes villes japonaises. Pour les jeunes femmes qui travaillent dans ces entreprises, c’est le piège qui se referme. Le recrutement est d’une simplicité désarmante : la personne n’a qu’à répondre à l’une des millions d’annonces qui pullulent en ligne ou à l’un des messages publicitaires, affichés en quatre par trois sur les bus de la compagnie de recrutement d’escort-girls Vanilla, qui quadrillent la ville toute la journée, en diffusant une musique entêtante sur leur passage.
“J’ai tout de suite gagné beaucoup d’argent, sans avoir l’impression de faire un si grand sacrifice… Je ne me suis jamais sentie bloquée ou forcée. C’était facile et j’ai toujours eu le sentiment que si je voulais arrêter, je pouvais” Mitsumi
C’est ce qu’a fait Mitsumi lorsqu’elle a débarqué. Elle s’est présentée auprès de l’une de ces entreprises puis a commencé à travailler quelques heures, avant d’augmenter son temps de travail. “J’ai tout de suite gagné beaucoup d’argent, sans avoir l’impression de faire un si grand sacrifice… Je ne me suis jamais sentie bloquée ou forcée. C’était facile et j’ai toujours eu le sentiment que si je voulais arrêter, je pouvais.”
La jeune femme gagne 50 % de ce que le client paie, soit 50 000 yens par jour (375 euros), pour environ sept heures de travail, en soirée. Pour son rythme de quatre jours hebdomadaires, elle touche 200 000 yens (1 500 euros) par semaine, soit quasiment son ancien salaire mensuel de laborantine (250 000 yens).
Dans la delivery health, la fille est “livrée” chez le client
Avant d’atterrir à Shimbashi, Mitsumi a tenté sa chance dans d’autres quartiers de Tokyo. L’industrie du sexe de la capitale japonaise compterait à elle seule quelque 7 000 établissements sur les 24 000 affaires du pays, toujours selon les chiffres de Toru Shinkai. Elle s’étale principalement dans les quartiers d’Ikebukuro, de Shinjuku – et son célèbre Kabukicho – et de Shibuya et se compose de deux secteurs majoritaires : la fashion health, où le service sexuel est proposé dans une boutique qui a pignon sur rue et qui représente un marché de 700 milliards de yens (5,3 milliards d’euros), et la delivery health qui implique que la fille soit “livrée” chez le client.
Ce dernier secteur demeure le service le plus demandé et celui qui connaît la plus grande expansion ces dernières années pour sa discrétion et pour le fait qu’il n’exige pas d’avoir de murs. Un simple téléphone portable suffit pour démarrer l’activité. “Qu’il s’agisse de la fashion health ou de la delivery health, les deux prestations sont les mêmes, explique Toru Shinkai. La fille entre, prend une douche avec le client, le lave avec son corps nu puis masturbe le client à leur retour dans la chambre. Cela dure en moyenne une heure. Il n’y a pas de pénétration sexuelle”, assure-t-il. Dans le cadre de la delivery health, “c’est plus difficile de garantir la sécurité de la fille car elle est toute seule chez le client…”, admet-il.
Hors de Shimbashi, Mitsumi reconnaît immédiatement que “les choses ne se passaient pas bien”. A Shinjuku par exemple, où la prostitution est offerte dans des rues entières, “il y avait trop de clients. On devait gérer beaucoup de touristes qui ne faisaient pas attention et voulaient s’amuser sans se soucier de nous : il n’y avait pas d’éthique. Certaines enseignes proposaient des options, l’utilisation d’accessoires… Cela ne me plaisait pas.”
Des critères physiques exigeants
L’apparence physique, vendue par les boutiques criardes, doit répondre à des critères exigeants et ajoute une pression. Les filles doivent être toujours plus jeunes et plus belles que chez les concurrents et pour cela, elles se doivent d’être parfaitement maquillées, de porter des tenues sexy impeccables et d’être juchées sur des talons vertigineux. “A ce moment-là, j’ai vraiment pensé à arrêter”, ajoute-t-elle, rappelant que, de manière générale, “les filles ne tiennent pas plus d’un an dans le métier”.
Du côté des hommes, on est souvent loin d’imaginer la réalité de cette industrie qui promeut le rapport sexuel tarifé comme un pur produit de consommation. Pour beaucoup, “la prostituée offre un service et je la paie pour cela, explique l’économiste Takashi Kodokura dans son ouvrage Sexnomics : Profits in the Global Sex Economy. Comme elle a des difficultés dans la vie qui la pousse à faire cette profession, je l’aide en la rémunérant.”
“Le soapland passe à travers la loi qui interdit un rapport sexuel avec quelqu’un d’inconnu contre de l’argent, car le massage préalable et la période de jeux inclus dans la salle de bains changeraient la nature de la relation”
Pour ces raisons, se rendre dans ce type d’établissement est souvent un acte décomplexé accompli en groupe. Il peut, par exemple, prendre la forme d’une sortie d’entreprise, payée par le patron : les employés sont alors emmenés au soapland, où les femmes lavent les clients avec leurs corps nus avant de coucher avec eux. Véritable paquebot du fuzoku qui représente à lui seul un marché de 9 milliards de yens (758 millions d’euros), “le soapland passe à travers la loi qui interdit un rapport sexuel avec quelqu’un d’inconnu contre de l’argent, car le massage préalable et la période de jeux inclus dans la salle de bains changeraient la nature de la relation, identifiant de ce fait la personne”, décrypte Yoshinazu Nagai.
Le soapland n’est pourtant rien d’autre qu’un bordel déguisé. La preuve en est à Yoshiwara, lieu historique des plaisirs tarifés en activité depuis l’ère Edo (1606-1868). Après la loi de prohibition des maisons closes, celles de Yoshiwara se sont transformées en soaplands de luxe. Tout est caché et rien ne laisse deviner une activité de ce type derrière les façades désuètes. A l’inverse, à Kawasaki, quartier populaire du sud de la capitale, les enseignes criardes annoncent le service proposé sans détour et les établissements à la déco kitsch affichent sans complexes leurs tarifs à chaque coin de rue.
“Pour les non-Japonais, la réalité de cette industrie est très opaque”
Parmi ces façades, le Paradise, ouvert il y a tout juste un an. Sa clientèle principale ? Le touriste qui veut découvrir les services du fuzoku fermés aux étrangers qui ne maîtrisent pas la langue locale. “Pour les non-Japonais, la réalité de cette industrie est très opaque car dans certains établissements on peut aller jusqu’au bout et pas dans d’autres, explique Kent, le gérant. Nous sommes transparents : si le client veut de l’érotisme, on le dirige vers notre club d’escort-girls à Shibuya ; s’il veut du sexe, on l’envoie au soapland.”
En façade, les hommes viennent seulement se faire laver et masser, “mais en réalité, comme dans tous les soaplands, on leur offre plus…” Kent, non plus, n’a jamais eu de problèmes avec la police. “Nous en aurions si nous racolions ou si nous recrutions des filles dans la rue.” L’initiative doit venir d’elles et, selon Kent, “nous recevons plus de candidatures que nos capacités d’accueil. Comme nous travaillons essentiellement avec des étrangers, cela rassure les filles : elles ont moins peur de se retrouver face à une personne qu’elles pourraient connaître.”
“Je ne comprend pas pourquoi de plus en plus de Japonais trouvent cette industrie dégoûtante. Dans la religion shinto, le sexe n’est pas tabou” Toru Shinkai, manager d’une entreprise de recrutement
Toru Shinkai ne comprend pas pourquoi “de plus en plus de Japonais trouvent cette industrie dégoûtante. Dans la religion shinto, le sexe n’est pas tabou.” Il confirme que l’industrie du sexe ne s’est jamais aussi bien portée au Japon en rappelant que “l’acte sexuel et la pénétration tarifés sont officiellement interdits par la loi. Pas le reste”. Ce qui complète d’offrir de beaux jours aux enseignes spécialisées dans la masturbation, la fellation, etc.
Sans prévenir, Mitsumi a du vague-à-l’âme. Depuis qu’elle a commencé ce métier, elle ne cache pas une certaine solitude. “Je n’ai pas d’amis, regrette-t-elle. Je ne peux parler de ma profession à personne. Une fois, j’ai eu le cœur qui battait pour un régulier mais ça s’est mal terminé (rires). Je ne crois pas que je me marierai un jour mais je garde l’espoir de devenir mère. J’espère que ce sera possible. Je garde aussi le rêve de devenir dessinatrice même si pour le moment, je ne dessine que pour mes clients.”
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